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Peur, précaution, courage, inconscience


Quoique perturbé par de violents conflits, le vingtième siècle a été dominé par l’espoir indéfectible d’un futur meilleur. Mais le monde actuel, où les conflits politiques sont pourtant plus circonscrits, est dominé par des inquiétudes nombreuses. L’avenir s’obscurcit, notamment depuis que nous prenons conscience de l’impérieuse nécessité d’infléchir l’évolution des humains face aux limites de notre planète.

Devant ce futur inquiétant, quelle attitude adopter ? Une fois identifiés les problèmes et confirmée la réalité des craintes, comment faut-il réagir, ou agir ? Faut-il avoir peur, faut-il cesser d’agir (paralysie ou précaution) ? Faut-il ignorer la peur pour agir (mais ne serait-ce pas de l’inconscience ?) ou au contraire affronter la peur et agir pour éloigner ses causes (ce qui pourrait être le courage) ?

Une des principales difficultés est de choisir des mots pour désigner cette crainte du futur. Faut-il parler d’incertitude, de doute, de crainte, d’inquiétude, ou de peur ? La pertinence de notre réaction peut dépendre du mot qu’on emploie pour exprimer ces différentes variantes de la peur. On pense ainsi à la paralysie ou aux réactions aggravantes  produites par certaines peurs, mais on peut aussi évoquer les peurs salutaires, qui induisent des réponses courageuses, ou enseignent la prudence et la précaution.

Crainte, anxiété, angoisse, inquiétude ou peur, tous ces mots ne se valent donc pas. Dans le débat public où les aspects de communication jouent un grand rôle, il n’est pas indifférent de manifester une inquiétude, de soulever des craintes, de susciter l’anxiété ou d’agiter des peurs. Autant à cause des incertitudes que de l’usure des mots employés à tort et à travers, il faut parler selon une diplomatie calculée et choisir la formule juste entre le pieux mensonge lénifiant et la provocation choc qui prétend réveiller les consciences.

Manifestement certains mots - à commencer par le mot peur - font peur, et on fait tout pour ne pas les entendre. On dénonce ceux qui se refusent aux précautions de langage sans trop distinguer les simplistes des lucides, on rejette ces alarmistes, ou pire ces catastrophistes dont le grand tort n’est pas d’avoir tort (ou même raison) mais de brandir la peur, puis au nom d’une vision « positive », on se réfugie dans le déni de réalité massivement entretenu par l’industrie du divertissement. On notera au passage ce paradoxe étonnant qui veut que parmi ces divertissements, les contes de fées les plus suaves voisinent avec la représentation obsessive de la violence et des catastrophes. Exorcisme ou catharsis, ce succès des peurs imaginaires a probablement un lien avec des craintes réellement fondées, sans exclure qu’il corresponde pour les insouciants que nous aimerions être à une fuite des réalités ou à une bravade inoffensive.

Parallèle peur – douleur

On peut faire un parallèle entre douleur et peur, deux sentiments déplaisants que les sociétés contemporaines voudraient voir disparaître. Cette parenté tient à ce qu’on peut souvent considérer la peur comme l’anticipation d’une douleur. La biologie et surtout la médecine qui s’occupe beaucoup de la douleur peuvent ainsi nous éclairer sur certains aspects de la peur :

La douleur (au sens organique) est une production sensitive de l’organisme agressé ou en danger physiologique. C’est un signal qui appelle à réagir pour faire cesser l’agression dès que possible. La douleur se manifeste selon des degrés variables, qui font qu’elle peut être ignorée, maîtrisée, ou au contraire devenir envahissante au point d’affecter le comportement de manière profonde. Le niveau de la douleur est très fortement tributaire de son traitement par le psychisme : pour un même stimulus physiologique, selon les dispositions psychologiques de celui qui en souffre, la douleur effectivement ressentie peut varier dans de fortes proportions. On peut notamment s’habituer en partie à des douleurs chroniques, apprivoiser une souffrance permanente au point parfois de l’oublier.
Jusqu’à un certain point, la douleur est aussi communicative, car l’expression de la douleur est un appel aux congénères, qui ont une aptitude à comprendre et même à ressentir la douleur de l’autre, à compatir. On a pu montrer que cette capacité à la compassion dépendait fortement de ce qui pouvait faciliter l’assimilation à l’autre (ressemblances, langue et culture, notamment), et que la compassion était plus faible lorsque les différences s’accentuent.

La peur a sur tous ces points beaucoup de similitudes avec la douleur : le caractère négatif, les fortes variations d’appréciation, la possibilité d’accoutumance, la communicabilité, la nécessité d’y mettre fin. Du côté positif il y a également similitude, car de même que la douleur est nécessaire en tant que signal d’alarme, la peur a aussi une influence utile sur les comportements.

Aspects négatifs de la peur

Pourquoi le mot peur fait-il peur ? Par principe, la peur qui annonce des désagréments plus ou moins grands ne peut pas être un sentiment agréable. Elle est aussi accaparante, privant d’une part de sa liberté l’individu qui lui est soumis, qui est occupé par la nécessité de la faire cesser. Lorsqu’elle est très forte, la peur peut même parfois être avilissante, et on peut sous l’empire de la peur être amené à commettre des actions condamnables.

Les sujets de peur ont donc toutes les raisons d’être rejetés, d’autant plus que notre société a délaissé les grands récits héroïques et l’esprit de sacrifice pour prôner cet individualisme hédoniste si favorable aux intérêts des marchands qui prétendent assurer notre bonheur collectif. Dans le monde contemporain, l’agitateur de peur ne peut être qu’un rabat-joie ou un empêcheur de jouir sans entraves. On s’empresse alors de souligner combien la peur est une mauvaise raison d’agir, quand elle n’est pas accusée d’être paralysante ou de déclencher des réactions irrationnelles. N’a-t-on pas glorifié l’orchestre du Titanic qui, faisant mine d’ignorer le naufrage, mettait un point d’honneur à faire durer la fête ?

Aspects positifs de la peur

Mais comme la douleur qui a un rôle utile en avertissant l’organisme pour le faire réagir, la peur a aussi des aspects positifs. L’éthologie nous montre en quoi la peur peut souvent être salutaire, comment certaines espèces doivent leur succès biologique à leur caractère craintif, à leur aptitude à la fuite, et aussi comment il peut être utile de savoir inspirer la peur à un agresseur. Dans le monde animal, la peur a donc aussi sa nécessité, son utilité, et il est probablement faux ou illusoire de vouloir la nier, la faire disparaître.

La peur n’est pas plaisante mais elle incite à la prudence, elle permet d’anticiper et de prévenir certains dangers
. C’est dans ce sens que face à cette perspective de dérèglement planétaires et de pénuries, des philosophes comme Hans Jonas (ou Jean-Pierre Dupuy) ont jugé utile de réveiller nos contemporains enivrés par l’optimisme insouciant des trente glorieuses (du moins dans les pays privilégiés) avec ce qu’ils ont appelé l’heuristique de la peur. Si le choix de cette expression peut encore faire débat, le principe en est largement admis. Il consiste à émettre des « prédictions » inquiétantes pour éviter qu’elles ne se réalisent. Ainsi on voit aujourd’hui émerger dans le débat public des « lanceurs d’alerte », qui en principe sont moins des froussards impénitents ou des prophètes de malheur que des citoyens bien informés qui ont eu le courage de choisir entre un intérêt à court terme et une éthique collective. Dans un monde drogué par le rêve publicitaire, ces bien nommés lanceurs d’alerte jouent un rôle de contrepouvoir salutaire.

Bien réagir face à la peur

Mais si on veut privilégier ces aspects positifs de la peur, si on veut que la peur soit le départ de la prudence, il est essentiel de ne pas se laisser égarer par les alarmes inutiles, de discerner entre les peurs fantasmatiques et les craintes réellement justifiées. Pour cela, il faut essayer de cerner le mieux possible et de hiérarchiser les sujets de peur, ce qui suppose de la lucidité, du sang froid et donc un temps minimum pour la réflexion. L’individu ne réagit pas de la même façon, ni selon les mêmes processus lorsque la peur est soudaine ou lorsqu’il a le temps pour analyser le sujet de ses craintes. Dans le premier cas, ce sont les réflexes qui comptent, dans le deuxième, c’est le bon jugement. Les réflexes doivent être bien éduqués, et ne pas être émoussés par trop de sollicitations vaines, ils peuvent aussi parfois être maîtrisés. Par ailleurs le jugement peut aussi être trompé ou endormi. Toute la difficulté consiste donc à trouver la bonne mesure entre somnolence et vigilance, entre confiance et panique. Celui qui bénéficie d’une capacité d’anticipation, dont le jugement a été éduqué par l’expérience et qui a les moyens de bien mesurer les enjeux, celui-ci a plus de chances de trouver à ses peurs une issue positive. A l’inverse, celui qui faute de temps se laisse surprendre, ou celui qui perd son temps à tergiverser ou à faire l’autruche, celui-là n’aura plus qu’à compter sur la chance ou sur ses bons réflexes, s’ils sont réellement bons.

Réalité actuelle des sujets de peur

Dans les pays modernes la plupart des peurs ancestrales relatives aux famines, aux guerres ou à d’autres grands malheurs, ont fortement régressé. La vie est plus sûre, le contexte international moins guerrier, des assurances prennent en charge une grande part des problèmes de maladie, d’accidents et d’autre aléas de la vie. Il est également vrai que dans les pays qui avaient pu avancer le plus dans ces domaines, ces sécurités qui soulageaient les malchanceux  et libéraient un peu les opprimés se voient remises en cause par la mondialisation de l’économie. On assiste au retour de la peur du lendemain, du déclassement social et quelquefois la peur de l’autre, voisin ou lointain. Cette évolution montre que ce qu’on peut appeler le progrès humain est une affaire complexe.

L’époque contemporaine voit aussi apparaître de nouvelles catégories de peurs : peurs liées à la difficulté à maîtriser des circuits complexes : conséquences individuelles des pratiques alimentaires, médicales, agricoles ou technologiques. Ces peurs, multiples et souvent confuses sont ressenties de façon très variables selon les personnes et les sujets. Entre l’insouciant peut-être irresponsable et le paranoïaque irrationnel toute une gradation d’attitudes se rencontre, car les sujets sont multiples et l’information fortement brouillée autant par le colportage incontrôlé que par la désinformation intéressée. Cette difficulté à mesurer le risque entretient une grande part de ces peurs. Comment choisir ses peurs entre le nucléaire, les cancers de toutes origines, les ondes électromagnétiques, les résidus chimiques, les OGM, les nanotechnologies, les éoliennes, les microparticules ou le fichage informatique? On peut dire que toutes ces peurs, justifiées ou non, traduisent une inquiétude croissante face à la rapidité des transformations de la civilisation et de la société. Leur impact médiatique tient à ce qu’elles sont pour la plupart associées à des risques individuels, (même si les responsables les appréhendent d’un point de vue collectif sous forme statistique). Si pour évaluer un risque il peut sembler légitime de combiner l'ampleur de son impact et sa probabilité, cette démarche perd sa rationnalité et son sens pratique dans les domaines associant un impact énorme à une probabilité infime. C'est un des problèmes de l'évolution technique que de nous mettre de plus en plus souvent dans de telles situations. Comment par exemple faire confiance aux experts ou aux technocrates qui prétendent évaluer rationnellement le risque nucléaire, ou se fier à ceux qui tentent de convaincre nos décisionnaires qu'une improbable technique salvatrice (fusion nucléaire, ou géoingénierie) nous permettra d'échapper au dérèglement climatique?

Cette multitude de peurs individuelles a des liens forts avec une peur multidimensionnelle et nettement plus collective tenant aux échéances difficiles, inattendues, mais bien identifiées et analysées que les limites planétaires imposent à l’expansion des hommes. Nous prenons conscience de l’impossibilité de poursuivre la logique prédatrice de notre civilisation sans déclencher une crise planétaire majeure dont nous mesurons mal les conséquences.

De nombreux citoyens sont déroutés par la rapidité des changements qui déstabilise les repères et le jugement, ils se sentent tributaires de logiques collectives sur lesquelles il n’ont pas beaucoup de prise et cette situation se cristallise dans toutes ces craintes et peurs qui courent les médias. Sous bien des aspects, la civilisation des hommes s’est engagée dans une impasse dont on ne sortira pas sans remise en cause, sans une vision critique du futur. Il est donc normal que face à ces échéances difficiles, de tels sentiments se développent. Pourquoi alors faudrait il les ignorer, les masquer, les minorer ?

Une des difficultés tient à la complexité des problèmes et de leurs conséquences. Le futur est par nature plus ou moins incertain et le jugement qu’on porte sur lui l’est encore plus. Chaque partie propage ses idées selon une stratégie plus ou moins manipulatrice. Les médias exigent une présentation raccourcie des réalités qui sont ainsi déformées ou caricaturées. Chacun a du mal à apprécier l’ampleur des difficultés, leur degré d’urgence, les conséquences pour lui-même, et un rejet se développe face à la multiplication des alertes, inévitable face à la permanence et l’importance des problèmes.
Dans cette réactualisation des peurs, on remarquera (au moins dans le cadre des sociétés occidentales et avec des réserves touchant aux évolutions liées à la mondialisation) que les sujets de peurs individuelles ont tendance à diminuer, et à être remplacés par des peurs collectives. Moins de maladies et d’accidents, moins de pauvreté, moins d’agressions (malgré l’évolution décrite plus haut), mais plus d’inquiétude collective sur l’équilibre et la bonne santé de la société, sur l’environnement et les générations futures.

Peurs individuelles, peurs collectives

Car dans tout cet argumentaire, il y a un biais important qui consiste par l’emploi même du mot peur à confondre peur individuelle et peur collective, peur à court terme et peur d’un avenir plus lointain. Etendre la notion ordinaire de peur (affect individuel à dimension temporelle) aux problèmes d’une société confrontée à des échéances difficiles n’est pas si simple. Une société ne ressent pas et ne réagit pas comme un individu. Nos craintes pour la planète et ses habitants n’ont rien à voir avec la peur du randonneur qui rencontre un ours sur un sentier escarpé de montagne.

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Comment caractériser le degré d’anxiété de la société ou juger du délai pour réagir collectivement ? Si on peut comprendre qu’un individu puisse avoir peur de la peur, pourquoi en serait-il de même pour une peur collective de la société ? Chacun de nous n’est pas habité en permanence par l’inquiétude vis à vis d’une crise et le temps pour réfléchir et prendre des décisions est en principe notablement ralenti. Il est vrai qu’on parle aussi de foules terrorisées, de mouvements de panique sur les marchés, mais on a ici affaire à des collectivités qui sont encore très réactives, habitées de mécanismes mimétiques souvent irréfléchis qui peuvent avoir des effets amplificateurs, ce qui ne semble pas être le cas de nos sociétés très structurées, où les décisions sont lentes et qui se manifestent plutôt par une grande inertie au changement. En principe, ces mécaniques institutionnelles de la société sont supposées produire une sagesse collective à partir de la sagesse très fluctuante des individus, mais il faut alors prendre la mesure du temps pour de telles institutions et en tenir compte dans l’action collective. On peut ici s’interroger sur les décalages évidents qui se manifestent entre le temps ralenti des enjeux planétaires auxquels l’humanité fait face, le temps plus bref des échéances politiques qui animent les dirigeants, et le temps anormalement raccourci des logiques économiques soumises aux folies de la finance spéculative.

Ces divergences d’appréciation traversent les débats de la société sur l’avenir de notre civilisation, notamment quant on promeut le principe de précaution ou qu’on doit arbitrer sur les risques d’une innovation technique. A partir de quand la prudence fait-elle place à la peur ? Quand peut-on dire que le courage relève de l’inconscience ? La fuite en avant du « business as usual » n’est-elle pas une forme de politique de l’autruche? Si la précaution relève parfois du fantasme paranoïaque, ne peut-on pas à l’inverse assimiler le déni ou la minimisation des sujets de peur à une forme paradoxale de précaution, celle des tenants d’une écologie cosmétique qui, pour remettre en cause leur façon d’agir, préfèrent attendre une certitude totale qui ne viendra que trop tard?

Si les points de vue et les mots employés varient (notamment selon la place et les intérêts de chacun dans la machine), il reste malgré tout que bien des inquiétudes qui obscurcissent l’avenir ne sont pas purement fantasmées.



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