Billets anciens
Ci dessous seront archivés, par ordre anté-chronologique, les billets
précédents.
17.
Antichambres, coulisses, où est le pouvoir ? (mi-septembre 2014)
16. Les populismes
à l'assaut de l'Europe ? (début
juin 2014)
15. Finance et jardinage
(début mai 2014)
14. A propos
du pic de pollution du mois dernier (début avril 2014)
13. La planète
peut attendre, pas les marchés
12. La nature
est-elle réactionnaire? (retour
à la bougie et néopétainisme, mi février 2014)
11. Comment j'ai vu le
Brésil (colonialisme,
croissance, inégalités, début janvier 2014)
10. Vive le sport ? (sur la religion du sport, opium du
peuple, début décembre 2013)
9. En avant, fuyons !
(sur la géoingénierie, fin oct
2013)
8.
Extension du domaine de la ville (Notre
Dame des Landes, Grand Paris, juin 2013)
7.
Idéologie, réalisme (climatologie
versus économie, mi mai 2013)
6. Mensonges,
morale, argent (suite à
l'affaire Cahuzac, le lobbyisme, mi avril 2013)
5.
Transition énergétique (mauvais
traitement médiatique , fin mars 2013)
4. Du
temps pour lire et pour penser (
H. Kempf, M. Dufumier, J.M. Truong, mi février 2013)
3.
Prophéties, pronostics, prospectives (Bonne année 2013, début janvier 2013)
2.
Importance du passé quand le futur est bouché (Ivan Illich, début décembre 2012)
1. Mue, mutation (premier billet, changement de vie,
changement du monde, début novembre 2012)
17. Antichambres, coulisses, couloirs, où est le
pouvoir?
mi-septembre 2014
Mon dernier billet date déjà de trois mois, les occupations de l'été
m'ayant un peu tenu à distance du clavier, il est donc temps que je m'y
remette. Non sans lien avec certaines actualités, j'ai choisi de
consacrer ce billet aux détournements de la démocratie par le lobbying
et l'influence.
En effet, je ne pense pas être seul à constater que
l'actualité politico-médiatique ressemble de plus en plus à une sorte
d'écran animé, masquant aux citoyens les jeux de coulisses et les
concertations en petits comités où sont adoptées les orientations
collectives qui sont ainsi soustraites au contrôle démocratique.
Pendant qu'en
vitrine, on nous distrait à grand renfort de sondages avec la course à
la présidentielle de dans trois ans, que les médias nous resservent le
story-telling des communicants de tout poil, qu'on nous révèle de
prétendus secrets, ou qu'on nous "tease" avec de faux suspense, ce qui
se décide résulte en réalité de l'action plus ou moins occulte de
lobbys et de l'influence de think-tanks alimentés en sous-main par des
intérêts (le plus souvent) économiques.
Ainsi, en ce moment, la loi Duflot sur
le logement (loi ALUR), est accusée du marasme immobilier actuel avant
même son entrée en vigueur effective, et vidée de son contenu, suite au
lobbying intense (et assez
voyant) des professionnels de l'immobilier qui veulent continuer à
profiter outrageusement de la dérégulation du marché, alors qu'elle n'a
produit depuis dix ans que pénurie et prix excessifs (*).
La loi de transition énergétique en gestation est également l'objet de
telles manoeuvres, visant encore une fois à repousser les échéances
difficiles et permettant au final d'habiller en vert des options qui
préservent avant tout le pré carré de notre électricien national.
Le niveau européen, par la structure de
ses institutions et l'intense lobbying qui s'active à Bruxelles est un
cas exemplaire d'opacité démocratique et de détournement par les
groupes d'intérêt. Des décisions qui engagent lourdement l'avenir y
sont prises dans l'entre-soi, le contrôle parlementaire ayant du mal à
s'y exercer. Ainsi, on ne sait que par des fuites (en général démenties
car non authentifiées) ce qui se négocie au niveau commercial avec
l'Amérique du Nord (**), alors qu'au nom du
principe de libre échange on risque de mettre à mal certaines exigences
culturelles ou environnementales, et surtout de favoriser encore plus
les grandes multinationales face aux états dans les conflits opposant
intérêt commercial et intérêt général.
Enfin, j'ai trouvé d'autres exemples de
la mise en oeuvre concertée de ce genre de méthodes dans ma récente
lecture du livre "Les marchands de
doute" des historiens des sciences Naomi Oreskes et Erik M.
Conway (***). Ces auteurs démontrent
implacablement comment des intérêts industriels sont parvenus à
entraîner dans leur cause quelques scientifiques de renom pour mettre
en doute publiquement et avec la plus grande mauvaise foi des résultats
scientifiques bien établis concernant (entre autres) les méfaits du
tabac ou les causes humaines du changement climatique. Ce livre
explique en particulier comment leurs convictions politiques
pro-capitalistes ont poussé des scientifiques à engager leur prestige
dans ces mauvaises querelles, et comment la dissymétrie entre la
prudence scrupuleuse des revues scientifiques et le sensationnalisme de
la presse grand public a joué en faveur de ces semeurs de doute,
retardant la prise en compte des risques au niveau politique pendant de
longues années (pour ne pas dire des décennies).
Tout autant que les pouvoirs autoritaires, mais peut-être par des voies
un peu différentes, les démocraties peuvent être détournées de
l'intérêt général par des actions d'influence, de lobbying, ou de
manipulation des idées. Au delà même du secteur des médias, qui malgré
ses proclamations offusquées n'est pas exempt d'influences, il existe
une vaste nébuleuse de cabinets de communication, d'analystes
juridiques, de cercles de réflexion, d'élaboration de savoirs dont
l'activité intéressée cible l'opinion et surtout les lieux de décision
politique.
Les élus et les gouvernants devraient
en principe représenter la population qui, directement ou
indirectement, les met en place, mais la logique des parcours élitistes
instaure déjà des proximités, pour ne pas dire des complicités avec les
milieux d'affaires. Si cela ne suffit pas, l'organisation de
conférences de colloques ou de mondanités au casting étudié (et aux
droits d'entrée parfois coûteux) permettra aux élites économiques de
parler en privé aux ministres ou aux parlementaires. La fréquentation
de certains clubs ou la présence lors de grandes occasions (****) figurent à l'agenda des uns comme des
autres. Ainsi la finance ou les grands industriels de l'énergie, des
transports, de la sécurité, parviennent-ils à placer des relais proches
du pouvoir politique, à adresser aux parlementaires des dossiers clés
en mains ou des textes de projets de lois, à infléchir l'orientation
des médias, ce qui leur permet d'influer sur les grands choix
politiques sans trop se montrer, tandis qu'en façade se joue un théâtre
du pouvoir dont les aléas ne toucheront pas l'essentiel. Grâce au
discours médiatique dominant, l'essentiel de l'espace politique est
ramené à l'alternative entre Gauche moderne ou droite raisonnable. Quel
que soit le choix, le primat absolu de l'Economie et du Marché sera
reconnu, et on ancrera dans les esprits l'idée que l'impôt est toujours
une confiscation nourrissant un Etat si mal géré qu'il ferait mieux de
ne rien faire. L'inquiétude environnementale qui émerge au gré des
rapports scientifiques n'est pas reliée aux choix politiques, elle est
stigmatisée comme catastrophiste et démobilisatrice, dénoncée comme un
luxe de riches ou encore comme un retour de l'ordre moral. Pourquoi
s'occuperait-on de réformer notre modèle de civilisation alors que tant
de pays sont sous l'emprise de la nécessité ? Avec un hypocrisie
confondante, notre machine économique prétend trouver dans
l'exploitation de cette misère un réservoir de croissance qui lui fait
défaut dans nos pays gavés par trop de faux confort.
La dominance universitaire et
médiatique d'une certaine pensée économique, le jeu des portes
tournantes (*****), les forums comme Davos, le
contrôle des relais médiatiques, tout cela contribue à formater la
manière de poser les problèmes, d'envisager les solutions, tout en
sauvant les apparences du jeu démocratique et de la liberté de penser.
Certes, les simples citoyens qui
veulent résister à la doxa ambiante peuvent aussi, grâce aux
associations et aux ONG, entretenir par leur bénévolat, leurs
cotisations et leurs dons un contre-lobbying citoyen cherchant à
rétablir l'équilibre. Au moment des échéances démocratiques, l'opinion
peut aussi par le vote tenter de faire pression sur les dirigeants.
Mais lorsqu'on compare les moyens alignés de part et d'autre dans cette
véritable guerre de communication, lorsqu'on mesure le pouvoir
d'influence des milieux d'argent qui tiennent les politiques par la
logique de la dette et qui influent sur les esprits grâce à la
possession des médias où à la publicité, lorsqu'on compare tout cela à
la fragilité des actions citoyennes et à leur manque de cohérence(******), lorsqu'on constate la connivence des
pouvoirs politiques avec les puissances économiques (ne parlons même
pas du financement des campagnes électorales aux USA), on doit admettre
que la balance est loin d'être équilibrée. Il est facile pour les
dirigeants de proclamer que le chômage vient d'un PIB en stagnation et
d'un "manque de compétitivité" et de nier que la transition vers une
société plus coopérative et plus sobre soit une urgence. Au besoin, le
déchaînement de passions sportives ou l'effroi d'un fait divers bien
sanglant détourneront l'opinion d'une réflexion plus poussée.
Au fond, on pourrait presque s'étonner que surnagent encore des idées
qui s'opposent aux puissances d'argent et à la vision économiste
dominante, comme celles qui défendent l'environnement et la
responsabilité concernant les enjeux de long terme, celles qui
défendent une conception moins consommatrice du bonheur et une
prospérité sans croissance. C'est probablement parce qu'elles sont bien
fondées que ces idées parviennent encore, même déformées, simplifiées
ou futilement récupérées par la mode, à mobiliser un peu partout des
citoyens pour la défense d'une biosphère vivable et l'émergence de
pratiques respectueuses des enjeux d'avenir.
(*) On suivra avec intérêt sur le site @rrêt
sur images l'émission avec Cécile Duflot en personne,
malheureusement accessibles aux seuls abonnés. (retour)
(**) Voir différents sites maintenant la
vigilance sur le traité TAFTA en tapant cet acronyme sur un moteur de
recherche. (retour)
(***) éditions Poche-Le Pommier 2014 pour
la traduction française. (retour)
(****) le forum de Davos, les conférences
Bilderberg, ou la commission Trilatérale, mais aussi les dîners du
Siècle, ou les universités d'été du Medef parmi bien d'autres. (retour)
(*****) On nomme ainsi aux Etats-Unis les
parcours de carrière alternant entre la haute fonction publique et la
direction dans le milieux d'affaire privés. En France, ce qu'on appelle
le pantouflage (départ bien payé dans le privé des hauts
fonctionnaires) tient de la même logique. (retour)
(******) Les lobbys citoyens ou les ONG
ne défendent pas tous un intérêt général cohérent ou des conceptions
humanistes. Les intérêts particuliers peuvent ainsi s'opposer les uns
aux autres, et s'affaiblir mutuellement, à quoi s'ajoute que certains
de ces lobbys citoyens sont parfois le paravent d'intérêts économiques
ou industriels. (retour)
16. Les
populismes à l'assaut de l'Europe?
début juin 2014
Les dernières élections au parlement européen ont fait fleurir dans les
médias le mot de populisme. Ce n'est en réalité pas nouveau, puisqu'il
y a deux ans, j'avais été incité à mettre en ligne une page
sur
ce thème. Il me semblait déjà qu'on cédait à la facilité en
attribuant l'étiquette populiste à des discours très différents. Je ne
nie pas que le débat politique actuel soit effectivement miné par
diverses formes de populisme, mais je pense qu'on doit aussi
s'interroger sur ce procédé qui par principe condamne sans les
distinguer de multiples manières de contester la sclérose des
démocraties contemporaines et l'influence prise sur elles par les
puissances d'argent.
Il n'est pas surprenant que l'Europe, où la distance des dirigeants aux
peuples est pour ainsi dire maximale, soit sujette à cette maladie de
la démocratie, car l'existence réelle ou fantasmée de populismes n'est
que le revers de l'éloignement grandissant des élites, sous l'effet de
la concentration des pouvoirs d'argent, de l'augmentation des
périmètres politiques du fait de la mondialisation, des stratégies
d'auto-reproduction des castes sociales privilégiées.
Par sa simple existence, le populisme met en question la légitimité de
l'élitisme, qui ne va pas de soi. Comment les élites ont-elles acquis
leur position, comment se renouvellent-elles? sont-elles des castes
fermées ou sont-elles ouvertes au brassage social et au mérite? Leur
pouvoir est-il excessif, en font-elles un usage abusif, ou
l'utilisent-elles au moins en partie dans le sens de l'intérêt général ?
C'est parce que ces questions complexes méritent d'être posées qu'il
faudrait discerner la remise en cause légitime des élites de la
contestation populiste. Mais le débat public simplifie volontiers et
les formations politiques dont proviennent les élites de l'Europe ne
manquent pas elles non plus de recourir aux arguments primaires
(l'Europe c'est la paix, c'est le progrès ...) ou à faire jouer la peur
tout en se considérant par principe exemptes de populisme.
Pour ces tenants du statu quo en Europe, tous les partis
"eurosceptiques", "eurocritiques" ou "europhobes" relèvent ainsi du
populisme. Cet amalgame permet de rejeter dans un même opprobre ceux
qui pointent des boucs émissaires ou argumentent à coup de slogans
aussi lapidaires que simplistes et ceux qui formulent des diagnostics
raisonnés à partir de faits vécus ou d'une histoire documentée.
Lorsqu'il cesse d'être marginal et devient une obsession pour les
classes dirigeantes, le populisme devrait être regardé comme le
symptôme d'un dysfonctionnement démocratique. C'est parce qu'ils n'ont
pas de perspective d'amélioration et qu'ils désespèrent d'être entendus
ou simplement représentés en haut lieu que les défavorisés sont un
terreau fertile pour les populismes. Il faudrait alors réduire le
populisme à sa source plutôt que d'en appeler à sa condamnation morale,
et pour cela, instaurer des contre-pouvoirs, nourrir le débat, et
limiter l'ampleur et la durée des privilèges. Cela passe par des
politiques redistributives et du brassage social pour faire tourner la
roue de la chance.
On peut croire à l'Europe tout en constatant que l'Union Européenne est
un
club fermé de chefs d'états secondés par une technocratie qui ne
concèdent que peu de pouvoir au parlement élu. A Bruxelles ou à
Strasbourg, l'influence des
lobbys mine les réseaux de décision tandis que l'initiative citoyenne
est bridée, les contre-pouvoirs peinent à s'exprimer en dehors de
médias confidentiels, de blogs ou de sites associatifs noyés
dans le foisonnement de la toile. C'est cet éloignement de l'idéal
démocratique qui fait fleurir les contestations plus ou moins
populistes.
Le débat politique préalable aux dernières élections a été réduit à peu
de choses, les affaires européennes ont été présentées par la presse
comme obscures, techniques et ennuyeuses, mais on n'en a pas moins
demandé aux électeurs d'oublier le mécontentement qu'ils ont accumulé
envers l'Europe et de se mobiliser pour faire barrage aux populismes.
A voir l'ampleur de l'abstention, ces discours n'ont manifestement pas
porté.
15. Finance et
jardinage
début mai 2014
Ce mois-ci, j'ai ajouté dans les pages sciences une
série de schémas
décrivant le fonctionnement d'ensemble de l'économie capitaliste. Cela
me paraît salutaire si on veut
décrypter les arguments économiques employés un peu partout pour
justifier les choix ou les absences de choix de nos dirigeants. Ces
schémas sont inspirés des explications données dans le "petit cours
d'autodéfense en économie" du canadien Jim Stanford. Ils simplifient la
réalité mais mettent bien en évidence la nécessité d'un équilibre entre
logiques de profit privé et interventions publiques dans l'économie.
Ils montrent aussi par quels circuits s'organise l'accumulation des
richesses dans la sphère financière internationale.
On observera que l'évolution des trente ou quarante dernières années
tient pour beaucoup à l'émergence et à la dominance des doctrines (ou
théories) néolibérales, postulant (ce qui est très discutable) que le
laisser-faire économique et la réduction des états ne peuvent être que
bénéfiques.
Depuis la crise financière de 2008 et
ses répercussions notamment en Europe, les failles de ces théories sont
manifestes et on commence à entendre un peu plus s'exprimer des
économistes opposés à ces idées. Le succès tout récent de la tournée
américaine de Thomas Piketty (*) est un signal
particulièrement intéressant, mais il n'est pas le seul. Pour ceux que
cela intéresse, je recommande d'un côté le blog de Jean Gadrey (**), préoccupé par la transition écologique, et
la réflexion de Gael Giraud (***), visant à
redonner aux questions énergétiques la place fondamentale qui leur
revient.
En effet, si l'économie financière tire les profits qu'elle accumule de
ce que produit l'économie réelle, cette dernière puise la plus grande
part de ses moyens dans la nature, qu'il s'agisse des matières
premières, des sources d'énergie ou de la vie des hommes.
La complexité des circuits dilue les responsabilités et organise une
course à la croissance qui épuise la biosphère. Pour sortir de cette
logique, il faudrait que l'économie réelle raisonne sur un mode durable
avec les ressources qu'elle tire de l'environnement, comme le bon
jardinier qui en favorisant les cycles naturels et une certaine
diversité maintient son jardin en mesure de produire pendant de
nombreuses années. Encore faudrait-il pour qu'une telle mutation soit
possible que le monde financier ait un comportement responsable envers
l'économie réelle, qu'il abandonne le dogme de la croissance sans fin
et qu'il se convertisse lui aussi à la sagesse du jardinier :
tenir compte du long terme, des limites matérielles, de la nécessité de
permettre au monde dont on tire profit de s'entretenir en bonne santé
et de se régénérer.
La sagesse du bon jardinier est une adaptation au contexte et à ses
limites, un
compromis entre optimisation et modération. Elle s'apprend par des
observations attentives, par de l'expérience accumulée et transmise
d'une génération à l'autre. Pour le monde de la finance (qui
aujourd'hui se comporte comme l'agriculteur intensif qui épuise son sol
et dope ses plantations par la chimie ou les pesticides), cette sagesse
consisterait à comprendre que les profits prennent leur origine dans
travail des hommes, dans la nature, et qu'ils sont plus ramasseurs que
créateurs de richesse comme on nous le répète partout. Et donc par
suite, comprendre qu'il faut accepter de réduire sa pression, de
limiter ses appétits pour maintenir en bon état les sociétés et leur
environnement. Mais qui peut croire que la finance soit capable
d'apprendre au fil des crises et qu'elle en vienne à s'autoréguler? On
ne peut guère attendre qu'elle prenne d'elle même les mesures
permettant le retour à une exploitation économique modérée respectueuse
de la richesse de la biosphère et du fonctionnement de ses cycles.
C'est donc à la politique de reprendre la main et de défendre l'intérêt
général. Encore pour cela faudrait-il que le dirigeants politiques
justement, apprennent à ne plus assimiler systématiquement intérêt
général et intérêt financier.
(*)Thomas Piketty, économiste intéressé
principalement aux questions de justice fiscale, vient de publier un
livre intitulé Le capital au XXIème
siècle (qui fait actuellement un
grand succès aux Etats Unis) dans lequel, après avoir opéré une
relecture
attentive des logiques d'accumulation sur le long terme et montré
notamment que l'idéal égalitaire américain avait été largement dévoyé,
il donne des pistes pour éviter que les démocraties ne soient mises en
danger par la concentration des pouvoirs d'argent. (retour)
(**) Jean Gadrey est notamment intéressé par
une économie débarrassée de l'impératif (désormais insoutenable) de la
croissance.(retour)
(***) Gael Giraud est interviewé dans le blog Oil Man par Matthieu
Auzanneau sur
le lien entre économie et énergie. (retour)
14. A propos du pic de pollution du mois dernier
début avril 2014
Il a fallu que l'épisode récent de forte pollution aux particules nous
gâche ouvertement les premiers soleils de printemps pour que les médias
se saisissent du sujet. Même si la gratuité des transports publics est
intervenue assez tôt, les autorités ont été assez lentes à réagir, le
ministre de l'écologie ayant attendu le dernier moment pour oser s'en
prendre à la sacro-sainte bagnole. Les commentateurs et faiseurs de
micro-trottoirs se sont alors empressés de souligner les inévitables
absurdités de la circulation alternée, plutôt que son efficacité, tout
aussi réelle mais peu perceptible sur une journée unique. On a ici un
bel exemple de plus de cet attentisme écologique dont j'avais fait le
sujet de mon précédent
billet.
La pollution aux particules fines est
en réalité assez constante mais
elle monte en flèche lorsque la météo en panne de vent l'empêche de
s'évacuer. Ce problème
est loin d'être nouveau. Il y a a plusieurs décennies que la couleur
gris brunâtre de l'atmosphère francilienne est nettement perceptible à
faible hauteur au dessus de l'horizon, pour peu qu'il fasse soleil et
que la vue soit dégagée sur une grande distance. On sait aussi depuis
longtemps que la forte dieselisation du parc automobile français y est
pour beaucoup(*), et que les impacts sur la
santé de ces microparticules,
bien que diffus, n'en sont pas moins importants. On a pourtant continué
à favoriser le diesel en le taxant moins que l'essence et en prétextant
de sa plus faible consommation (donc de ses moindres émissions de CO2)
pour lui attribuer un meilleur bonus écologique, faisant l'impasse sur
les oxydes
d'azote (également générateurs d'effet de serre) et les
particules fines en cause dans le pic de pollution.
Cette politique a été constante, sous l'influence d'un puissant lobby
du diesel (ou notre constructeur "national" PSA voisine avec les
transporteurs routiers), brandissant selon les cas le chantage à
l'emploi ou la menace de
blocage des routes. Les récents reculs sur la fiscalité écologique
montrent bien comment ces lobbys tiennent les gouvernants, peu enclins
par ailleurs à bousculer les habitudes des automobilistes français
qui se sont consolidées au long de quatre décennies de soutien par
l'état.
Le plus surprenant est que cette domination du diesel si
spécifique à la France est une conséquence de l'électricité nucléaire,
une autre particularité énergétique française développée dans les
années Giscard. En effet, à la suite du choc pétrolier de 1974,
la France s'est tournée délibérément vers la (sur)production
d'électricité nucléaire, et pour la justifier a poussé massivement à
l'adoption du chauffage électrique. Cela a fait peser sur les
raffineurs la perspective d'excédents ingérables de fuel domestique,
qui est un co-produit incontournable du raffinage du pétrole en
essence. Pour rassurer les groupes pétroliers inquiets, on leur a donc
concédé
une politique favorable au moteur diesel qui permettrait d'écouler sous
forme de gazole cette production obligée de produits lourds. Les
constructeurs français au premier rang desquels Peugeot se sont ainsi
fait une spécialité du moteur diesel sur les voitures particulières, et
plus tard, PSA ainsi que Renault ont influé pour que cela perdure,
retardant également l'étude d'autres systèmes de motorisation (hybride
essence ou électrique). Les nombreux partisans du diesel, constructeurs
et usagers, ont tout fait pour conserver l'avantage fiscal du gazole
sur l'essence, puis pour faire homologuer comme écologiques les
(petits) moteurs diesel, effectivement moins émetteurs de CO2, mais
relativement gros émetteurs d'oxydes d'azote et de particules fines.
Précisons que les filtres à particules, qui sont censés rendre propres
les moteurs diesel ont en usage réel un fonctionnement moins parfait
que lors des tests (notamment à froid), qu'ils sont le siège de fortes
émissions d'oxydes d'azote, et pire, que certains propriétaires les
font discrètement enlever pour regagner de la puissance.
Le plus absurde est qu'aujourd'hui,
après le succès massif de cette
politique, la proportion essence - gazole issue du raffinage ne permet
plus d'alimenter correctement un parc dominé à 70% par le diesel, et
que la France doit importer au prix fort d'importantes quantités de
gazole déjà raffiné. Les médias font aujourd'hui mine de découvrir les
problèmes liées au diesel, mais ils sont connus de longue date, comme
le montre fort bien l'enquête (**) qu'Elise
Lucet consacrait à ce sujet sur France 2 il y a quelques mois.
Tout cela se déroule dans le contexte d'un urbanisme où les distances
éclatent (voir mon billet
n° 8),
la voiture individuelle et les
autoroutes urbaines ouvrant à l'urbanisation des zones excentrées où
les moins riches trouvent à se loger sans subir les prix
immobiliers excessivement spéculatifs des centres villes. Dans la
réalité, l'insuffisance des transports en commun dans ces périphéries
éloignées et l'engorgement quotidien du trafic qui en résulte
engendrent une forte pollution rendue encore plus nocive par la
dominance du moteur diesel. Il suffit alors que la météo laisse
s'accumuler les polluants pour que l'alerte doive être lancée.
Maintenant, chacun voit que cette pollution est excessive et on
reconnaît le sérieux des études qui en dénoncent la nocivité. Il
faut donc en sortir, mais comment?
La reconversion ne pourra ni être rapide, ni être indolore. Il faudra
au moins essayer de faire en sorte qu'elle ne soit pas trop injuste.
Contrairement à ce qui se dit parfois, les pouvoirs publics, en France,
disposent de leviers efficaces dont ils peuvent user. Ces quarante ans
de dieselisation du parc automobile français montrent l'efficacité du
colbertisme à la française, ainsi que celle des incitations fiscales,
mais il faudrait maintenant que ces aides aillent dans un sens
différent.
Il faut pour cela que les responsables fassent preuve de plus de
volonté, surtout pour oser agir contre les lobbys du diesel, et qu'ils
développent une pédagogie capable de convaincre les citoyens d'accepter
de remettre en cause de l'avantage fiscal du gazole. On peut jouer de
la progressivité et de l'incitation, et utiliser intelligemment le
produit d'une fiscalité réellement écologique pour aider à la
reconversion du parc automobile,
développer les transports en commun ou la mobilité douce. On peut aussi
agir pour favoriser la diminution des déplacements grâce au
covoiturage, au télétravail dans le mesure du possible, et à plus long
terme à
des orientations urbaines favorisant la mixité et la proximité
travail-domicile.
La progressivité nécessaire pour la mise en place de ces politiques ne
devrait cependant pas être confondue avec l'attentisme et la timidité
généralisée qui ont prévalu jusqu'à maintenant.
(*) On dit aussi, sans doute pour faire
diversion, que la combustion du bois en foyer ouvert contribue
notablement à ces particules, mais ce problème est surtout rural et
hivernal, alors que les pics de pollution sont majoritéirement urbains
et se produisent aussi au printemps et en été. Notons aussi que les
poêles ou les inserts bien conçus sont peu émetteurs de particules. (retour)
(retour)
13.
La planète peut attendre, pas les marchés
début mars 2014
Les péripéties politiques de ces derniers temps auront montré jusqu'à
la caricature l'obsession première du président Hollande et de son
équipe: ne pas aborder, éluder, reporter à plus tard les "questions qui
fâchent". Peut-être cela n'est-il qu'une apparence, car on peut par
ailleurs mesurer avec quelle constance, au nom de la dette financière,
on n'hésite pas à fâcher les syndicats pour développer une politique
économique largement inspirée par les milieux patronaux. En réalité, on
choisit, parmi les "questions qui fâchent", celles qu'on renvoie à plus
tard et celles sur lesquelles on va déployer des trésors de persuasion.
Laquelle de ces questions fâche le plus? Le casse-tête de la dette
financière, le problème de l'Europe (de ses structures politiques et de
ses limites) , ou la question de la mutation énergétique et agricole,
autrement dit de la dette écologique?
A observer le tableau des projets renvoyés à plus tard, nos dirigeants
ont peur avant tout de fâcher avec les priorités écologiques, car elles
s'opposent aux dogmes si bien établis de la croissance économique.
Donc, à plus tard, la fiscalité écologique, la réorientation de la
politique agricole commune, à plus tard une transition énergétique un
tant soit peu volontaire, ou l'abandon d'un vieux projet de nouvel
aéroport menaçant des zones naturelles.
La politique, est-ce gérer les priorités de façon à éviter ce qui
fâche?
Et si on doit se confronter aux questions difficiles et chercher à
convaincre, pourquoi juger alors que la dette écologique est moins
urgente
et surtout moins importante que la dette financière?
Alors que la fragilité des prévisions économiques et les effets
délétères de la croissance forcenée sont largement démontrés, l'ampleur
de la crise environnementale ne fait plus de doute: le savoir, les
constats, et les diagnostics sont là. Les causes sont en grande partie
identifiées. Les messages d'alerte sur tous les tons circulent,
diffusent, atteignent une partie non négligeable des consciences, mais
un blocage subsiste à l'évidence:
• L'alarme
écologique tarde à se cristalliser dans un tournant politique issu du
jeu démocratique,
• Trop peu de responsables sont assez convaincus pour oser
promouvoir et entreprendre des changements qui dépassent l'affichage
d'une bonne conscience écologique minimale
• On fait trop peu pour faire accepter à la société
maintenant consciente les difficultés inhérentes à toute mutation
d'importance: remise en cause de situations acquises, de modes de vie,
progression sur certains aspects et régressions sur d'autres, nécessité
collective de certains arbitrages.
Il y a encore une vingtaine d'années, ou pouvait penser que cette prise
de conscience était lente et marginale parce que les idées étaient
confuses. Mais ce n'est plus le cas aujourd'hui puisqu'on dispose de
connaissances cohérentes pour décrire aussi bien bien l'histoire
générale de la vie sur Terre que l'émergence des civilisations humaines
et la croissance de leur impact. Ce qui fait obstacle à la prise en
compte sérieuse des alarmes environnementales tient à des facteurs
multiples, qu'on peut avec du recul résumer dans notre difficulté à
arbitrer en faveur du long terme.
L'homme, et plus encore les sociétés humaines sont "naturellement"
court-termistes: le fonctionnement politique, les paradigmes
économiques, les affects humains, tout cela fonctionne sur le
relativement court terme. Si des parents se soucient souvent de
l'avenir de leurs enfants et petits enfants, beaucoup d'individus
s'enorgueillissent de vivre au jour le jour. Un politicien pense en
fonction des quelques années de son mandat, un dirigeant d'entreprise
est pressé par ses actionnaires et inquiet des fluctuations des marchés
boursiers. Seuls quelques rares mégalomanes rêvent de mausolées pour
l'éternité, et très peu de gens osent penser ce qu'ils font et le monde
dans lequel ils vivent sur des durées dépassant le siècle (ne parlons
pas des millénaires ou des ères géologiques).
Le court-termisme des individus ordinaires et des structures sociales
convient à la frénésie de l'économie, à l'industrie du divertissement
de masse et à l'intoxication publicitaire, à l'achat impulsif ou même
aux préoccupations de survie des plus pauvres. Dans le magma général
des discours ambiants, le court terme finit donc par dominer, prenant
le pas sur les alarmes écologiques de moyen ou de long terme, malgré
leur grande crédibilité. Il y a des personnes (pas en si grand
nombre) qui acceptent de commencer un régime ou de se priver d'un
plaisir pour s'éviter plus tard un cancer ou une maladie cardiaque, il
y en a moins qui renonceront à certains éléments de confort au nom du
bien vivre de leurs descendants ou de la santé de la biosphère.
Il y a aussi une petite minorité de gens qui, du fait de la richesse
qu'ils ont accumulée, se pensent préservés des conséquences de la
dégradation de la biosphère et croient que la question écologique ne
les concerne pas. Or ce sont souvent ceux-là qui ont le plus
d'influence sur les décisions collectives (élections de responsables,
choix politiques, choix économiques) parce que leur bien-être actuel
fait exemple, parce qu'ils détiennent, grâce à leur poids économique,
un pouvoir d'influence supérieur. Les politiques faites au nom de
l'économie ont ainsi remplacé les politiques faites au nom de la
religion ou de la race. En principe ce devrait être un progrès moral,
et dans les faits, c'est aussi devenu une myopie généralisée. Nos
sociétés ne voient plus qu'à court terme, et qui plus est avec des
paradigmes économiques plus que contestables (théories de la monnaie,
de la valeur, des équilibres des marchés, des retombées pour tous de la
richesse de quelques privilégiés, etc....)
Les messages court-termistes du divertissement, de la publicité, de la
compétition économique, parfois traversés d'un engouement compassionnel
éphémère, sont capables d'occuper en très grande majorité l'espace
médiatique et de faire obstacle à la propagation, à l'assimilation et à
la digestion des messages (scientifiques ou non) orientés vers la prise
en compte de la question écologique. Ceux qui finissent par passer ce
filtre sont souvent mal hiérarchisés, simplifiés à l'excès et chargés
d'une émotion mal raisonnée. Il devient donc facile ensuite, au nom
d'un prétendu sérieux économique, de caricaturer les défenseurs des
ours, les partisans du retour à la bougie, ou les paranoïaques des
petites ondes.
12. La nature est-elle réactionnaire ?
début février 2014
Parmi les arguments échangés dans certaines controverses
d'actualité on entend souvent condamner radicalement la transgression
des lois de la Nature, et à l'inverse qualifier de réactionnaires ceux
qui par cet argument refusent le Progrès. Des exemples récents nous
sont donnés d'un côté par l'opposition
des écologistes à la construction d'un aéroport ou à certaines
techniques agricoles, et de l'autre côté par les débats autour de la
question du genre, concept suspect pour les défenseurs de la "famille
traditionnelle" de remettre en
cause, et même de nier un ordre social naturel fondé sur la nature des
sexes.
Le Progrès suppose-t-il de s'opposer à
la Nature? L'invocation de la nature est-elle réactionnaire? De façon
encore plus caricaturale, la nature serait-elle
réactionnaire? Pour éviter le simplisme(*) il
importe de savoir
à quel propos le respect de la nature est invoqué, et si ce dont il
s'agit relève vraiment de cette question.
Peut-on ainsi, du fait qu'ils se
réfèrent les uns et les autres au respect de "la nature", regrouper
écologistes et néopétainistes sous une
même bannière réactionnaire? Certains thuriféraires du progrès
technique n'ont pas manqué de le faire, soulignant ici et là des
connivences apparentes ou parfois réelles entre la pensée écologiste et
l'idéologie de la droite réactionnaire. Ce procédé commode a parfois
servi pour disqualifier d'emblée les défenseurs de la nature critiques
de l'évolution technico-économique contemporaine et les désigner comme
ennemis du progrès (**).
La nature est évolutive, on le sait depuis Darwin et on a parfois eu du
mal à l'accepter (***) sans pour autant que
cette évolution puisse être appelée progrès. Si nous sommes souvent
tentés de voir l'évolution naturelle comme un progrès, c'est que
l'espèce humaine est apparue relativement tardivement et que nous
sommes sujets à l'anthropocentrisme, mais pour les biologistes, les
choses sont bien plus ambiguës. Le succès évolutif des vers de terre,
des bactéries ou des insectes n'est pas moins intéressant que celui des
hommes. Il reste cependant qu'à l'échelle des temps humains, l'extrême
lenteur des processus darwiniens nous fait voir la nature
comme un cadre
quasi-immuable. Moins immuable est la nature aménagée ou même seulement
impactée par l'homme, qui change avec les techniques
d'agriculture ou de travaux publics, avec l'accumulation des pollutions
ou les
prélèvements de grande ampleur. C'est précisément ce qui alarme les
écologistes, quand ils mesurent avec quelle puissance les techniques
industrielles transforment la biosphère. En d'autres termes,
l'évolution rapide du "progrès" bouscule l'évolution extrêmement lente
de la nature.
Cette nature dont nous sommes encore
largement tributaires est un exemple de complexité, de richesse et
surtout de durabilité. Préserver dans notre propre intérêt des
équilibres naturels qui peuvent parfois être sensibles devrait nous
inciter à la sagesse et à la modération. C'est cette position critique
face à l'évolution technique qui fait désigner comme
réactionnaires les défenseurs de la nature, mais ce point de vue
confond abusivement évolution technique et progrès, voire suppose que
le progrès
consisterait à dominer la nature (****). La
véritable question est surtout de
savoir comment juger les changements que nous apportons à la nature, et
en particulier
si le danger éventuel tient à leur ampleur, à leur rapidité ou au fait
qu'ils relèvent de l'artifice.
Les choses sont réellement complexes car il n'est en toute rigueur pas
possible de concevoir une nature exempte de tout artifice. Il n'est
déjà pas absurde de considérer comme artifices nombre d'objets ou de
modifications élaborés ou accumulés par l'activité d'animaux plus ou
moins nombreux, grands ou ingénieux (nids, termitières, barrages des
castors, etc...). Mais le mot artifice prend son sens plein avec
l'apparition des hommes qui grâce au langage parlé, à la coopération
sociale, à la maîtrise des énergies naturelles et à l'accumulation de
savoirs par l'écrit, ont fortement accéléré leur évolution, tout comme
celle de leur environnement. La rapidité de transmission et le
foisonnement des innovations dans les cycles culturels ont conduit les
sociétés humaines a avoir un impact majeur sur l'ensemble de la
biosphère. Peut-on définir un stade à partir duquel cette évolution
cesserait d'être naturelle pour devenir artificielle? Peut-on à
l'inverse accepter comme naturel tout phénomène réel, même causé par
l'homme? On voit bien que ces questions n'appellent pas de réponses
simples. Pour juger du bien fondé de nos activités, la distinction
entre nature et artifice n'est pas pertinente. Ce qui importe, me
semble-t-il c'est de maintenir la
perturbation de la nature à un niveau raisonnable, de rechercher un
équilibre satisfaisant entre artifice et nature, ou même de
s'intéresser à des artifices qui favoriseraient le bon fonctionnement
de la nature (avec la difficulté de définir "raisonnable",
"satisfaisant" ou "bon
fonctionnement").
L'opposition entre progrès technique
et préservation de la nature, qui est le fonds du débat écologique,
nécessite de parvenir à caractériser (à peu près, avec difficultés et
en laissant ouvertes des
divergences d'intérêts) ce qu'est un écosystème en bonne santé, ou
une biosphère vivable (*****). Mais
si on aborde le problème de la nature humaine remise en cause (sinon
menacée) par l'évolution des moeurs ou par les progrès de la médecine,
on est dans un autre débat. La "nature de l'homme" est un concept très
difficile à cerner. Chercher à en définir de façon consensuelle les
invariants, incontournables ou ou intangibles est impossible. Les
hommes sont façonnés
au moins autant par leur
biologie que par leur vie dans leur société. Ils ont évolué par la
civilisation et la culture, bien plus vite que par la biologie, et ont
maintenant une psychologie et des systèmes sociaux en fort décalage
avec certains de leurs "fondamentaux" biologiques d'origine. A quoi
s'ajoutent les
effets de la médecine sur la santé, la démographie, et la transmission
biologique. Toutes les controverses sur les tabous relatifs à la vie
sexuelle, sur les rôles familiaux, sur la conception et la
naissance, sur la fin de vie, sur la bonne médecine, relèvent de ces
décalages entre nature biologique (animale ?) et "nature" sociale des
hommes, entre "sauvagerie" et "civilisation". Les questionnements sont
réels et urgents, les réponses sont divergentes, les comités d'éthique
réfléchissent, les arbitrages des tribunaux soulèvent les controverses,
et la confrontation des civilisations par la mondialisation exacerbe
encore les tensions.
Pour juger l'évolution (actuelle) de "la" civilisation à l'aune de la
référence naturelle, les doctrines
s'affrontent. On peut opposer ceux qui placent l'homme hors de la
nature
du fait d'un lien privilégié avec Dieu ou de la "supériorité" de son
intelligence, et ceux qui pensent que même après avoir acquis une
capacité unique d'agir sur son environnement, l'homme reste héritier
pour
nombre de ses comportements d'une longue évolution de primate en
société. On peut opposer ceux qui, attribuant (avec raison) notre
bien-être
contemporain à notre domination sur la nature en déduisent que le
progrès
consiste à pousser plus loin ce pouvoir, à ceux qui (sans aller jusqu'à
regretter le bon sauvage de Rousseau) considèrent que
dans un domaine ou dans un autre, ce pouvoir est une imprudence, recèle
des dangers, et que la sagesse consisterait à imposer des limites au
progrès. Chacun dans ces débats est à la fois un progressiste et un
réactionnaire.
Sacraliser une nature préservée de l'influence
humaine est un combat perdu depuis des millénaires. Mais c'est souvent
de ces courants de pensée que sont venus des questionnements
aujourd'hui salutaires. Les hommes sont
de fait devenus gestionnaires de la biosphère, et c'est d'eux que
viendra la volonté de préserver des espaces de leur trop grande
influence, et non d'un respect transcendental d'une nature où nous
n'aurions pas notre place.
Ceux qui au nom du respect des lois naturelles tendent en fait à
défendre un modèle conjugal proche du patriarcat en vigueur dans les
sociétés agricoles, devraient si la nature était vraiment leur
référence,
prôner l'exemple des petits groupes de chasseurs cueilleurs, en général
un peu moins inégalitaires, et bien souvent moins pudibonds et coincés
sur les questions de permanence du lien conjugal, de filiation, et de
moeurs sexuelles. On remarquera que pour défendre leur cause ils
participent non seulement au système proposé par les états modernes,
mais utilisent aussi le foisonnement internet et les réseaux sociaux
pourtant responsables à leurs yeux du délitement de l'ordre social.
Défendre toute innovation technique au nom du progrès sans prendre la
mesure de ses conséquences possibles, c'est n'être progressiste qu'à
très court terme, puisque cet idéal n'est pas durable. C'est vouloir
perpétuer un principe de progrès qui a certes fait la gloire du
dix-neuvième siècle en occident, mais qui est dépassé, tant son bilan
actuel est mitigé. Ce progressisme-là est aussi un conservatisme.
Accepter la sécurité donnée par la civilisation contemporaine, avec
l'amélioration de la longévité, la baisse de la précarité alimentaire,
la disparition de pratiques cruelles associées aux superstitions,
c'est admettre qu'une certaine insoumission à la nature peut être
bénéfique, et que le bon équilibre entre artifice et naturel doit être
questionné, quitte à être souvent remis en cause. Faire le tri entre
les multiples façons d'aménager les sites naturels,
les diverses manières de détourner la productivité naturelle à notre
profit, les diverses façons de s'opposer aux agressions biologiques qui
menacent notre santé, suppose d'être capable de juger quand et pourquoi
la référence à la nature est bonne, mais aussi quand elle est
pénalisante, ou déraisonnable.
(*) Le simplisme tient en fait à l'emploi
de l'article défini: LE progrès,
LA nature. Si on ne précise pas ce qu'on entend par progrès, ou par
nature, on tombe dans la controverse religieuse. (retour)
(**) On notera au passage que parmi les
adeptes de ce progrès, certains
présentent l'évolution technico-économique comme inéluctable, parce que
"naturelle". C'est une remarquable incohérence d'entendre les partisans
du libéralisme économique invoquer ainsi la naturalité des logiques de
marché ou de progrès technique (la nature humaine étant de dominer la
nature) pour refuser l'interventionnisme économique et s'opposer à des
règles de respect de l'environnement. (retour)
(***)Par contre, certains n'ont pas
manqué
par la suite de tirer argument des logiques darwiniennes (un peu
simplifiées) pour promouvoir une compétition sociale sans merci censée
faire évoluer nos sociétés vers le bien. (retour)
(****) L'idée ordinaire du progrès,
assimilé souvent à toute innovation (technique ou
culturelle) est simpliste. Le progrès, si on tient à ce mot, devrait
être
jugé en termes de bien, et non
selon le postulat naïf que toute nouveauté serait par principe
supérieure à ce
qu'elle prétend remplacer. Le progrès devient alors une notion morale
difficile à
cerner, à fortiori quand on s'avise que le bien-être humain est
tributaire du "bon état" de la nature. Le bilan moral de
l'évolution de nos civilisations
est tout sauf simple, et si on veut encore que la démocratie ait un
sens, il faut qu'il soit possible de faire le tri entre le meilleur et
le moins bon, progresser dans le bien-être et l'émancipation tout en
assumant notre responsabilité envers les générations suivantes et la
bonne santé de la biosphère, et pas seulement progresser en puissance,
en vitesse ou en productivité. (retour)
(*****) Des cycles naturels d'ensemble se
perpétuant et évoluant de façon progressive plutôt que chaotique, des
crises localisées aux répercussions modérées, une biodiversité capable
d'assurer la résilience de l'ensemble en cas de crise forte. (retour)
11. Comment j'ai
vu le Brésil
début janvier 2014
Le temps a passé depuis mon retour du
Brésil, où j'ai passé deux mois
principalement dans l'état de Sao Paulo avec une incursion touristique
vers Ouro Preto dans le Minas Gerais.
Bonne occasion de réfléchir un peu au colonialisme, avec
entre autres éclairages celui de Tocqueville (*),
lu pendant le séjour, puis au retour le carnet
d'expédition du dessinateur Hercule Florence (**)
On peut dire que le Brésil représente la quintessence du cas colonial:
Tropical, immense, doté d'une nature très généreuse, assez peu
peuplé, il a été colonisé par un petit pays de navigateurs, le
Portugal, pour y
développer une
économie reposant sur l'exploitation forestière, la canne à sucre, les
minéraux précieux, puis le café et le caoutchouc. Ne parvenant pas à
asservir les populations locales, le colonisateur s'est fourni en
esclaves en pratiquant la traite négrière. Au Brésil,
l'indépendance et
la fin de l'esclavage sont advenues assez pacifiquement (même si les
grands
propriétaires ont été sans scrupules pour défendre leur pouvoir en
embauchant des milices pratiquant la violence armée. Malgré cette
histoire relativement peu
conflictuelle, et même si le racisme n'a pas été aussi fort que
dans les pays de colonisation anglaise (le métissage y est important),
le Brésil reste aujourd'hui un pays extrêmement inégalitaire. Un
géographe l'a même
décrit comme une combinaison de Suisse, de Pakistan et de Far West.
La mondialisation de ces dernières décennies et l'entrée du
Brésil dans le peloton des pays émergents ont rendu ces inégalités
extrêmement voyantes. Une classe d'ultra-riches sans complexes fait
modèle pour la classe moyenne montante, tandis que le petit peuple
réduit à la précarité et à la débrouille, fait ce qu'il peut pour
échapper à la misère, qui est loin d'avoir disparu.
La main d'oeuvre
n'étant
pas chère, les petits boulots fleurissent, et il est considéré comme
normal (pour peu que cela soit à votre portée) de recourir à tous ces
petits services qui
facilitent la vie (gardiens de parking improvisés ou officiels,
collecte des
déchets, porteurs de colis et de messages, emplois domestiques pour la
maison, pour les enfants et même pour les chiens).
Le pouvoir fédéral est lointain, les pouvoirs locaux sont souvent
corrompus ou peu efficaces. L'école publique est dégradée, le
développement urbain est très mal,
voire pas contrôlé, les lois sociales restent embryonnaires, et on voit
pulluler l'emploi
précaire, l'exclusion urbaine et la débrouille. Cette situation
entretient une grande défiance envers la puissance publique, et pousse
à la
gestion privée des fondamentaux de la société. Sociétés de sécurité,
écoles et universités privées, rues et lotissements fermés, sans parler
des circuits de santé ou des clubs de loisirs et de sport, assurent à
ceux qui peuvent payer une qualité de vie que l'état ou la commune ne
peuvent fournir. Quand on a
les moyens (argent, pouvoir de nuisance, ou proximité avec les
gouvernants) on peut jouer de l'influence en toutes occasions, pour
obtenir
des papiers par l'entremise d'un "despachante", ou pour que des
intérêts personnels ou de groupe soient favorisés par un pouvoir local.
Mais lorsqu'on paye ainsi une multitude de services et de commodités,
on admet mal de payer des impôts, d'autant plus qu'une part notable de
cet argent public
(pas toujours bien géré) est consacrée à des
programmes d'aide sociale aux plus pauvres certes efficaces, mais
dénoncés dans les médias
comme un encouragement démagogique à la paresse. C'est ce
mécontentement qui a donné de l'ampleur aux manifestations en juin
dernier alors que tout avait commencé à cause du prix des transports
publics.
Si les favelas (bidonvilles)
semblent peu à peu évoluer vers des constructions moins précaires,
elles sont rejetées de plus en plus loin des
centres urbains par la logique du marché immobilier, et dans le même
temps, on voit aussi se multiplier les condominios fechados
(lotissements fermés) parfois de très grand luxe, à l'intérieur
desquels la richesse s'étale sans complexe: parcs idylliques avec
golfs et restaurants-clubs, semés de vastes villas aux annexes
multiples,
piscines, garages, gymnases, logements de domestiques, etc... Dans ce
monde, on
ne se refuse rien, d'autant que dans cet entre soi, la compétition de
l'ostentation va bon train. Ce sont les opportunités de la promotion
immobilière qui répartissent les classes sociales sur le terrritoire,
car il y a des lotissements fermés pour toutes
les couches à partir de la classe moyenne. En
marge des villes et sans égard pour la cohérence de
l'urbanisme se forment des poches isolées, à la sociologie homogène, et
elles investissent aussi la campagne, loin des nuisances du centre
qu'on rejoindra
au besoin en voiture par l'autoroute proche ou même en hélicoptère. La
classe supérieure en pleine expansion
dispose du reste de plusieurs résidences et n'hésite pas à courir la
planète entière, pour affaires, pour le tourisme ou même le shopping
(il est par exemple de bon ton d'aller en Floride pour acheter des
vêtements d'enfants).
Le Brésil n'en est pas encore à penser
ses limites. Il lui reste des
territoires à défricher, des champs de pétrole off shore à prospecter,
de la viande et des agrocarburants à exporter, et ces perspectives
d'avenir (***) confèrent un optimisme qui aide
grandement
à faire supporter bien des injustices pourtant criantes. Dans ce monde
en perpétuelle mutation, chacun, même le plus pauvre pense avoir sa
chance, ou à défaut voir ses enfants en bénéficier. Mais malgré une
gentillesse au quotidien héritée du paternalisme colonial, la société
brésilienne ne respire pas l'harmonie. Une multitude d'églises
prospèrent sur la soif d'espoir, dispensant à doses variables du lien
social et des services, et profitant surtout d'une fiscalité
privilégiée. L'injustice et la violence
guettent, trahies par les réflexes sécuritaires qui interdisent de
sortir seul trop tard, de fréquenter certains quartiers, d'ouvrir les
vitres de sa voiture en attendant au feu rouge.
Parallèlement à cette évolution peu avenante, on voit cependant émerger
d'autres façons d'envisager l'avenir, et un certain intérêt pour des
formes d'économie plus durables. Des
initiatives pour sortir les pauvres de leur condition, pour favoriser
la production locale de nourriture, pour redistribuer (un petit peu)
les terres, se font jour, sans toutefois concurrencer l'agrobusiness
surpuissant qui domine dans les campagnes. La contradiction est
patente, et se traduit par deux ministères de l'agriculture séparés,
l'un soutenant l'exploitation productiviste, l'autre aidant les petits
producteurs familiaux.
Quelques courageux se lancent aussi
dans la défense d'une biodiversité
encore très riche, mais fortement menacée par le développement
économique accéléré. La fierté nationale pour ce patrimoine naturel
leur donne une audience, mais la récupération commerciale embrouille
aussi les choses. Au Brésil (comme dans d'autres pays),
on est frappé par l'absence
totale de grâce (pour ne pas dire la franche laideur) de la modernité
galopante, qui, à de rares exceptions
près, submerge sans ménagement les beautés de la nature (****) ou les
restes de
l'ancienne culture coloniale baroque. Le plus souvent, on se satisfait
aisément d'une esthétique commerciale superficielle, où les stéréotypes
du bonheur consommatoire international se colorent d'un exotisme facile
et séducteur. De tout ce fatras émergent quelques perles: morceaux de
nature ayant échappé aux grands travaux ou à l'extension de la
monoculture, anciennes villes baroques, architecture moderniste du
milieu du XXe siècle.
En fin de compte, au delà des retrouvailles avec des amis de longue
date, ce
voyage aura été l'occasion de mesurer l'héritage parfois lourd du
colonialisme et d'en observer les nouvelles formes (car il est loin
d'avoir disparu). Il aura confirmé, bien à rebours de ceux qui résument
le bonheur des peuples à leur taux de croissance, combien il faut être
nuancé quant aux bienfaits de la
croissance économique contemporaine.
(*) De la démocratie en Amérique. Plutôt
qu'un éloge des institutions des Etats-Unis, j'y ai lu une inquiétude
sur le devenir de sociétés d'entrepreneurs et de commerçants sans
réelle élite culturelle ni politique, et surtout une description sans
complaisance des mécanismes d'appropriation des terres par les immigrés
d'Europe. Il y est dit notamment que les Indiens ne possèdent pas la
terre, car ils ne font que l'occuper... (retour)
(**)Hercule Florence, jeune français
épris de voyages, avait été engagé comme dessinateur dans une
expédition scientifique qui par un itinéraire fluvial, partit en 1826
de Sao Paulo vers le Mato Grosso pour redescendre ensuite jusqu'à Belem
par le Tapajos, un affluent de
l'Amazone. Sa rencontre avec les beautés de la nature, les colons de
l'intérieur et surtout avec différents groupes d'indiens est rendue
encore plus vivante par ses dessins remarquables de rigueur
descriptive. (retour)
(***) avenir à court terme, toutes ces
"opportunités" peu durables n'offrant guère de perspective au delà de
quelques décennies. (retour)
(****) Une simple exploration Google
earth
permet notamment de voir que les cascades qui avaient exalté Hercule
Florence ont bien souvent disparu au profit d'aménagements
hydroélectriques. Quant aux petites villes de l'intérieur, il n'est pas
sûr qu'il les préfèrerait modernes et peuplées que perdues et
pionnières. (retour)
10. Vive le
sport ?
début décembre 2013
Le journal auquel je suis abonné a cru me faire plaisir en m'offrant de
recevoir gratuitement pendant un mois le quotidien le plus vendu de
France. Ce quotidien, c'est L'Equipe, ce qui me donne
l'occasion de dire ici tout le mal que je pense de la survalorisation
actuelle du sport dans notre société. Il n'est pas ici question du
sport comme pratique personnelle bienfaisante, mais du sport comme
spectacle populaire, c'est-à dire de la version contemporaine des jeux
du cirque de la Rome antique. C'est ce rôle de spectacle qui mène à
toutes les dérives qui rendent aujourd'hui le sport si
détestable:
• afflux d'argent issu de la publicité, via les droits de
retransmission, les annonces ou les produits dérivés, détournement des
images pour stimuler la consommation (et la boucle est ainsi bouclée),
• pratiques douteuses induites par l'accumulation des
intérêts (triche, dopage, achat de sportifs via les sponsorings et le
mercato), malgré l'affichage en vitrine d'une morale du mérite de la
discipline et de l'effort
• image biaisée de la bonne santé par l'exhibition de corps
élevés hors-sol et surentraînés
• entretien d'une "actualité" sous tension permanente (le petit
poucet parviendra-t-il à vaincre l'ogre favori?) mais en réalité
totalement stéréotypée, et assortie de commentaires d'un niveau
affligeant.
• exacerbation permanente des pulsions chauvines les plus
primaires, notamment dans les sports d'équipe, qui détournent ainsi le
sens du collectif vers le tribalisme le plus régressif.
Cela ne serait rien si ça ne prenait pas tant de place, mais il suffit
d'écouter un journal d'informations sur une radio généraliste (surtout
au lendemain du week-end) pour constater l'envahissement.
Le sport est une véritable religion
d'aujourd'hui, et elle est en
partie mondiale (pour certains de ses évènements). On parle à juste
titre de grand'messe (*), de culte, de
temples, de martyrs, de dieux. Le
sport a ses rituels, ses superstitions, sa mythologie, ses fétiches,
ses grands prêtres, ses exégètes. Le destin des sportifs est fait de
révélations, de miracles, de descentes aux enfers (pour ne pas dire de
calvaires), de rédemptions et même de résurrections.
Cette religion est selon la formule de Marx un opium du peuple,
largement distribué par les médias, eux-mêmes tributaires de la manne
publicitaire. Elle nous raconte que le monde est compétition, que la
compétition est loyale, qu'il y a des règles, un honneur, du mérite,
des vainqueurs. On glorifie l'esprit d'équipe, mais les destins
individuels sont valorisés, les héros sont au panthéon et les
déchus rejetés aux oubliettes. Elle nous raconte un progrès, marqué par
les records qui tombent (de moins en moins souvent, il faut le
dire). Comme toute religion, c'est un moyen de "tenir" les
peuples, chargé d'enjeux de pouvoir (ou d'argent, ce qui revient un peu
au même). On ne doit donc pas être surpris des hypocrisies, du double
langage, de la tromperie qui polluent le sport spectacle. Derrière la
façade de la morale du sport, se développent toutes sortes de pratiques
peu morales, voire franchement immorales, qu'on fait mine de
redécouvrir lorsque les scandales éclatent au grand jour.
Comme pour les religions officielles, chaque fois que le débat
ressurgit, après des révélations scandaleuses ou après une injustice
flagrante, les pompiers accourent au secours de l'institution, et
déploient des trésors de jésuitisme pour ne pas casser la machine à
rêver, ne pas "jeter le bébé avec l'eau du bain", (même si on proclame
haut et fort la nécessité de nettoyer les écuries d'Augias), et
remettre à plus tard une remise en cause de plus en plus urgente.
Si les totalitarismes n'ont pas manqué d'utiliser le sport pour
l'embrigadement des masses et la fabrication de l'homme nouveau, n
'oublions pas que la morale propagée par le sport, essentiellement
fondée sur la compétition (loyale ?) et le dépassement de soi
sert remarquablement bien l'enrôlement des populations dans la
compétition
économique capitaliste. Il n'est pas fortuit que les grandes équipes de
football aient été pour la plupart associées aux agglomérations
industrielles, et on ne doit pas s'étonner que les sports les plus
populaires soient ceux qui mettent en lumière des ascensions sociales:
football, cyclisme et boxe notamment.
Déjà dans les années 1920, George Orwell s'inquiétait de la
contamination du
sport par les nationalismes et dénonçait une pratique qui "n'a rien à
voir avec le fair-play", et qui "déborde de jalousie haineuse, de
bestialité, du mépris de toute règle, de plaisir sadique et de
violence". Il ajoutait: "le sport, c'est la guerre, les fusils en
moins".
Peu à peu, les mécènes paternalistes d'autrefois ou les écuries
nationales cèdent la place à des investisseurs aux dents longues,
capables de tout acheter, talents, vertus, honnêteté, dont le but
essentiel est de captiver les
foules devant les écrans et d'engranger les recettes.
Aujourd'hui, le sport fait plus que jamais modèle, il suffit pour s'en
convaincre de remarquer les nombreuses références sportives dans la
langue des gestionnaires, d'évoquer les supposés mérites de la
"diplomatie du sport", ou d'observer avec quelle candeur les patrons
excusent leurs revenus indécents en les comparant à ceux des joueurs de
foot ou de tennis. Il suffit aussi de voir comment tout personnage
officiel se doit de montrer qu'il partage avec tous l'intérêt voire
l'enthousiasme pour les tribulations des stars du sport.
Face à cette saturation qui est loin d'être fortuite et innocente, on
se prend à regretter Churchill, qui à 80 ans, dans une citation
(contestée) osait afficher son mépris en expliquant sa longévité par le
whisky, les cigares et "no sport".
(*) Par un retournement singulier, la
célébration de Nelson Mandela, qui aurait dû être une véritable
grand-messe internationale, a eu lieu au son des vuvuzelas dans le
"Soccer Stadium" de Johannesburg (et il en a été de même de grands
rassemblements à l'occasion des voyages du pape). (retour)
9. En avant, fuyons !
fin octobre 2013
Après quelques temps de pause, marqués notamment par un voyage de deux
mois au Brésil sur lequel je reviendrai dans un prochain billet, je me
remets à mon clavier.
Sur le site de Bastamag (une lecture à recommander) je suis tombé sur
un article (*) faisant le point
sur la géo-ingénierie.
Sous ce terme, on désigne des techniques
plus ou moins hypothétiques cherchant à produire une modification (dans
ce cas supposée favorable) du climat. Pour répondre au problème
climatique engendré par les gaz à effet de serre d'origine humaine
(seule "géo-ingénierie" effective, involontaire et inquiétante), ces
techniques nous suggèrent donc d'intervenir à grande échelle sur
certains facteurs, par exemple en capturant du gaz carbonique pour un
stockage à long terme (sans fuites ?), ou en dispersant massivement
dans l'atmosphère de produits destinés à réduire l'absorption des
rayons solaires, ou encore en déversant du fer dans l'océan et stimuler
ainsi l'activité du phytoplancton censé alors absorber plus de CO2.
On peut mesurer la complexité du fonctionnement du système climatique
au temps qu'il a fallu au monde scientifique pour établir la réalité du
phénomène, pour arbitrer les multiples controverses, et pour se
convaincre de la nécessité d'alerter l'humanité sur les conséquences
hélas probables de nos rejets massifs dans l'atmosphère. Depuis que
cette question est devenue un enjeu majeur, notre compréhension dans
ces domaines a fait de grands progrès, mais elle est encore très loin
d'autoriser le risque d'un pari aussi fou que ceux que nous proposent
ces "géo-ingénieurs" (un terme qui trahit bien à quel niveau de
mégalomanie ils se situent).
Ces docteurs Folamour qui proposent de traiter la question climatique
par des solutions si extraordinairement imprudentes ont généralement
des voisinages d'intérêt, voire des connivences avérées, avec les
partisans du "business as usual",
ceux-là mêmes qui se refusent à admettre que la solution la plus sage
(même si elle n'est pas la plus simple à penser) consiste à convaincre
la civilisation moderne de revenir à une certaine sobriété et de se
réorienter vers les énergies décarbonées et renouvelables, et à l'y
aider. Ce sont plus ou moins les mêmes qui cherchent obstinément à
généraliser l'exploitation des gaz de schiste en exerçant à tous les
niveaux un lobbying forcené, qui trouve des échos complaisants et
répétés dans une presse peu ouverte aux enjeux de long terme (**).
Tandis que les négationnistes du
changement climatique veulent freiner une prise de conscience
salutaire, les partisans de cette géo-ingénierie tentent d'attirer les
décideurs et l'humanité dans une fuite en avant aveugle aux leçons
environnementales de deux siècles d'industrie et d'escalade de
puissance. Ils les incitent à prendre des risques totalement
irresponsables, aussi bien par l'échelle d'intervention démesurée que
par l'extrême complexité de réaction du système climatique.
Redisons-le encore une fois, le
problème climatique nous oblige, si nous voulons rester dans les
limites d'une dérive encore relativement prévisible, à laisser
volontairement dormir dans les sous-sols la majeure partie des réserves
de charbon, de pétrole ou de gaz restantes, sans compter sur leur
épuisement (ou même seulement leur raréfaction) pour nous forcer
à la conversion écologique.
(*) http://www.bastamag.net/article3404.html
(retour)
(**) Au passage, on peut souligner que
cette insistance pour exploitater les gaz de schiste en Europe ou
ailleurs doit beaucoup au retournement prématuré de la conjoncture aux
Etats Unis, qui oblige les foreurs à chercher d'autres terrains
d'action. Il apparaît de plus en plus que le boom des gaz de
schiste a tout d'une bulle spéculative court-termiste. (voir les
articles de Genviève Azam dans Politis n° 1274, ou de Mathieu Auzanneau
sur son blog du Monde.fr). (retour)
http://petrole.blog.lemonde.fr/2013/10/01/gaz-de-schiste-premiers-declins-aux-etats-unis/
http://findupetrole.canalblog.com/archives/2013/04/18/26952214.html
8. Extension du domaine de la ville
mi-juin 2013
Un peu partout se joue un combat aujourd'hui assez inégal, celui de la
ville contre la campagne. Le projet d'aéroport à Notre Dame des Landes
près de Nantes est un exemple emblématique. Il suffit d'observer
comment s'est transformé le territoire au voisinage des aéroports plus
anciens, initialement installés (pour cause de nuisances) dans
des espaces encore non urbanisés pour comprendre que l'aéroport est
aussi un pionnier de la conquête des campagnes par les villes.
L'aéroport suscite des activités annexes (services, commerces,
logistique, etc...) et donc des emplois, il est relié par des
transports à la ville qu'il dessert et malgré les distances imposées
par le bruit et la sécurité, l'urbanisation fait pression pour
exploiter à sa façon ces terrains peu chers, opportunément situés sur
les circuits économiques. La pompe est amorcée et le reste suit,
rendant la ville encore plus étendue et tentaculaire.
Un autre combat emblématique a lieu au sud de Paris, sur
le plateau de Saclay, dont la fonction agricole est menacée par des
projets d'extension du pôle scientifique associés au passage d'un
nouveau métro. Mais de façon plus ordinaire un peu partout, à une
distance calculée des villes moyennes, ou près des points névralgiques
du réseau autoroutier, des lotissements se greffent aux petits villages
ruraux qui deviennent peu à peu des territoires de grande banlieue. La
ville repeuple la campagne vidée par les transformations de
l'agriculture, et assez rapidement, aux lotissements en plein champ
succèdent les implantations d'artisanat ou de petite industrie, les
zones d'activités, centres commerciaux de divers types, ou parc de
loisirs.
Alors que l'économie agricole, limitée
par la productivité naturelle du territoire, est en perte de vitesse,
les villes, lieux de pouvoir et surtout d'une richesse économique
gonflée par l'ingénierie financière, se peuplent de plus en plus (*). Le commerce de grande distribution permet de
les nourrir sans dépendre de la campagne environnante. Peu à peu, faute
de pouvoir tirer assez de revenus de l'agriculture, le territoire rural
offre donc d'autres services aux urbains: tourisme, détente, mais aussi
et plus généralement espace abondant et peu cher. Ce phénomène de
"rurbanité" (selon un vocable forgé par certains spécialistes) se
généralise, ce dont témoigne par exemple un photographe comme Raymond
Depardon ou les cinéastes Kervern et Delépine. De façon plus
méthodique, on voit sur les cartes se dessiner la déshérence de
nombreuses petites bourgades et la constitution de grandes auréoles
autour des villes moyennes. Le récent livre "Le mystère français"
d'Hervé Le Bras et Emmanuel Todd est à ce sujet assez démonstratif.
On peut voir dans ces nouvelles formes de relations ville campagne une
perspective heureuse, et taxer de passéistes ceux qui déplorent les
paysages gâchés par l'architecture stéréotypée des lotissements, des
hangars ou des enseignes franchisées (sans même parler des divers
aménagements routiers qui leur sont immanquablement associés). Mais on
peut aussi voir que maintenant qu'ils sont automobilistes, les dominés
économiques, employés et artisans notamment, sont rejetés de plus en
plus loin de la ville, et qu'ils ne peuvent accéder au confort qu'ils
désirent qu'au prix d'un gros budget carburant et dans le huis clos
familial et télévisuel qui résulte de cet urbanisme. Les sociologues et
politologues qui scrutent la montée des extrêmes montrent bien comment
rurbanité et malaise social se correspondent en grande partie. Les
territoires de socialisation structurés autour de l'école, du commerce
quotidien, ou du voisinage ont éclaté avec la remise en question des
distances par la voiture pour tous ou par les télécommunications
faciles.
A-t-on seulement la moindre idée de la remise en cause que subiront ces
territoires sous l'effet d'une pénurie drastique de carburant?
Seront-ils des lieux de crise et de révolte, ou au contraire,
verront-ils émerger de nouvelles formes d'alliance entre ville et
campagne. Il y aura probablement des deux, mais comment faire dominer
l'éventualité la plus heureuse ?
(*) Le développement démographique des
villes est général à l'échelle mondiale, et s'il correspond à une
certaine vision de la prospérité économique, il est aussi source de
déséquilibres et de difficultés: misère sociale des bidonvilles,
nécessité d'une agriculture à très faible main d'oeuvre, donc
dépensière en énergie et en intrants, dépendance des villes du commerce
à grande distance pour leur approvisionnement, débauche énergétique des
grandes métropoles, etc... (retour)
7.
Idéologie, réalisme (une fois de plus)
mi-mai 2013
Dans la chronique scientifique de
Libération du mardi 14 mai, Sylvestre Huet rapportait que
l'observatoire de Mauna Loa à Hawaï vient d'enregistrer que la
teneur en CO2 de l'atmosphère venait d'atteindre le
seuil symbolique de 400 ppm (*). La teneur
atmosphérique en CO2 est un facteur bien identifié du
changement climatique, dont l'augmentation est due en grande partie aux
activités industrielles recourant au carbone fossile, et à la suite des
sommets de Rio et Kyoto, des engagements avaient été pris pour en
ralentir la croissance, et même l'inverser dans les décennies qui
viennent. Le seuil franchi aujourd'hui correspond à une augmentation de
25% dans les cinquante dernières années, ou encore de 7% depuis dix
ans ce qui est un nouvel indice du peu de poids actuel de la
question climatique face aux logiques économiques qui gouvernent le
monde. Cet enjeu majeur est au coeur de l'opposition
incontournable entre écologie et croissance économique.
A l'évidence, pour de nombreux gestionnaires et commentateurs, la
"science économique" semble plus ancrée dans la réalité que la physique
de la biosphère, puisqu'il leur paraît irréaliste d'accorder à la dette
écologique une priorité sur la dette financière. Pour eux, dans ces
temps de crise financière, ceux qui persistent à demander que la
politique n'oublie pas les avertissements du GIEC et les prenne en
compte sérieusement seraient les adeptes ou les victimes d'une
idéologie "réchauffiste" hostile au Progrès.
La climatologie serait donc une idéologie et l'économisme un réalisme ?
De quel côté se situe l'idéologie?
Ces supposés "idéologues réchauffistes" argumentent à partir d'une
connaissance scientifique fondée sur une physique solidement établie,
sur des observations multiples et concordantes et sur des simulations
prospectives relativement convergentes, et on notera qu'ils n'ont
commencé à intervenir dans le débat public qu'après un temps assez long
de doute méthodique, lorsque leurs conjectures sont peu à peu devenues
des certitudes. Est-on dans l'idéologie? C'est pourtant ce qu'affirment
(entre autres) certains commentaires des articles
Terre-Climat-Environnement du blog de Sylvestre Huet, qui il est vrai
n'a pas hésité à dénoncer publiquement et avec force arguments
l'imposture de climatosceptiques trop médiatiques.
A l'opposé, dans la majorité des milieux
économiques, on prône la croissance par la compétition, l'exploitation
du gaz de schiste (**), et de façon plus
générale l'urgence d'un attentisme prudent en matière de conversion
écologique. Cette attitude s'appuie sur des "vérités économiques" dont
une partie a certes été confirmée par des faits observés (en
général sur des périodes limitées), et dont une autre partie a
largement été infirmée: l'histoire de l'économie est riche en paradoxes
et en crises non prévues ou mal expliquées. Cette "science" dont la
branche dominante consacre beaucoup d'efforts à défendre le système
capitaliste contre les critiques sociales, environnementales ou
morales, affirme avoir pour objet principal l'étude supposée neutre des
flux de valeur. Or la définition même de valeur économique est en
réalité problématique, car pour rendre possible le raisonnement (sous
forme principalement mathématique) on doit adopter des hypothèses qui
ignorent, déforment et même contredisent la réalité anthropologique.
Ajoutons que la monnaie qui permet d'exprimer la valeur n'est au fond
qu'une convention sociale destinée à faciliter des échanges (ce que
traduit bien le terme de fiduciaire qu'on lui applique). La "réalité"
de la valeur monétaire est donc bien fragile. Les folies financières
qui agitent le monde montrent à l'envi le décalage abyssal qui s'est
creusé entre l'économie financière dominante et l'économie réelle (***). N'y aurait-il donc pas une idéologie
dissimulée derrière cette économie dont le statut de science peut
légitimement être contesté, mais qui n'hésite pas à énoncer des lois
universelles ? Si on regarde où et pour qui on enseigne l'économie, et
même s'il existe d'autres écoles de pensée largement minoritaires, on
ne peut qu'être conforté dans cette idée.
Pourquoi faudrait-il alors accorder plus de crédit aux courbes
économiques qui servent d'arguments dans bien des débats qu'aux courbes
géophysiques publiées par les climatologues? Où doit-on prendre la
température de la planète? A Wall-Street ou à Mauna Loa? Les courbes
économiques traduisent au mieux quelques siècles d'activité humaines et
dévoilent des causalités souvent douteuses, les courbes des
climatologues courent sur plusieurs millénaires et ont maintenant
acquis une assez bonne cohérence avec les modèles explicatifs. Le
réalisme aujourd'hui ne consiste-t-il pas à être quelque peu
éconosceptique?
(*) ppm = parties par million. Le site de cet
observatoire sur un sommet isolé au milieu du Pacifique a été
précisément choisi pour son éloignenemnt des influences industrielles.
On y relève la teneur en CO2 de l'atmosphère depuis 1957 (retour)
(**) Voir les récentes interventions publiques
de Laurence Parisot, patronne du MEDEF (retour)
(***) la seule
distinction entre économie
financière et économie réelle est en soi un sujet crucial
d'interrogation (retour)
6.
Mensonges, morale, argent
mi-avril 2013
Le mensonge sous des formes multiples et la volonté de moraliser les
pratiques ou les institutions ont beaucoup occupé l'espace public ces
derniers temps.
Rapprocher ici l'affaire Cahuzac, le cheval dans les lasagnes, les
prothèses mammaires frelatées ou les prêts toxiques peut sembler
hasardeux, mais dans ces quatre cas, je vois un moteur commun, en
l'occurrence l'appétit d'argent.
Sans même parler des trafics illicites (drogues ou armes), du
financement des partis politiques ou de l'influence des patrons
d'industrie dans les médias, de nombreux autres exemples
démontrent le
pouvoir corrupteur de l'argent: rappelons-nous les "réfutations" sur la
nocivité du tabac, de l'amiante ou du médiator, le soutien des lobbys
du pétrole au climatoscepticisme, le triple A attribué par les agences
de notation
à certains titres spéculatifs (Enron, Madoff, ...) jusqu'à la veille de
leur faillite, etc.
Le mensonge peut être caractérisé, mais le plus souvent, il prend la
forme d'oublis opportuns (mensonges par omission), de désinformation,
de communication au vocabulaire ambigu calibré habilement pour ne
pas donner prise à la justice. Ce travail du mensonge est même un
business reconnu, à commencer par la publicité omniprésente, dont les
messages sont en forte proportion mensongers, mais aussi l'activité des
communicants et des
lobbyistes divers.
D'habitude, on fait mine de ne pas être dupes, on sait qu'il ne
faut pas croire à la pub, on refuse de se laisser endormir par la
langue de bois, on reste sceptique devant les protestations de bonne
foi des margoulins, et on s'accommode avec plus ou moins de tolérance
de cette pollution mentale. Mais cette fois ci avec l'affaire Cahuzac,
le mensonge est frontal (les yeux dans les yeux) et de plus
solennel, c'est pourquoi logiquement, il mobilise les commentateurs,
suscite
l'indignation et déclenche en retour les aspirations moralisantes.
Le pouvoir sommé de réagir parle de susciter un "choc" de moralisation,
ou comme on dit un "sursaut moral", au risque de donner prise au
dénigrement que notre époque plus ou moins libertaire ou cynique a
élaboré pour disqualifier les tenants d'un ordre moral réactionnaire.
Sans récuser l'effet d'affichage des
opérations transparence
ou traçabilité, qui traitent le fait lui même mais non ses causes, il
faudrait surtout neutraliser le principal facteur de corruption et
s'attaquer sérieusement à la toute puissance de l'argent, qui comme
chacun sait, n'a
ni odeur, ni morale. En effet comme l'explique très clairement André
Comte
Sponville (*), le capitalisme a pour but
central le profit et n'a
que faire de la morale, ce qui permet de comprendre pourquoi il ne
cesse
de recourir à toutes sortes d'expédients pour contourner la loi,
surexploiter l'homme et la nature, et aussi
tromper le gogo. En appeler à la morale du capitalisme est donc naïf et
illusoire (ce qui veut dire qu'il est nécessaire de l'encadrer, au nom
du droit et surtout de la morale) . D'autres auteurs ont une
présentation assez voisine,
montrant que la "morale" capitaliste est construite sur le postulat
cynique d'un égoïsme universel dont les méfaits peuvent être évités
grâce à l'alchimie merveilleuse du
marché qui transmuterait les égoïsmes multiples en bien commun, et cela
d'autant mieux qu'il serait laissé libre. La doctrine libérale
compte en principe sur les contre-pouvoirs (opinion, presse, justice,
etc...) pour tempérer les "dérives", mais justement, beaucoup a été
fait ces dernires décennies pour déséquilibrer le rapport de force en
faveur des puissances d'argent. L'opinion est manipulée par la
communication, la presse est tenue sous tutelle financière, et la
justice
est instrumentalisée par toutes sortes de conseillers juridiques.
A l'évidence, l'argent qui au départ était une commodité dans les
échanges est devenu, par son universalité et son internationalisation,
le facteur premier du pouvoir. Le développement récent et spectaculaire
de l'ingénierie financière a poussé cette logique à son paroxysme.
Remettre le monde de l'argent à sa
place, faire la chasse aux "mécénats" intéressés, aux conflits
d'intérêt, refuser la "gratuité" financée par la publicité, cesser de
confier des services publics aux logiques d'intérêts privés, limiter
l'espace et les dépenses consacrés à la "communication" commerciale,
prélever des taxes pour donner de vrais moyens et une indépendance aux
organismes de contrôle, il
y a là un vaste chantier d'assainissement de nos démocraties qui d'une
concession à l'autre, ont fini par ressembler dangereusement à des
oligarchies.
En France, l'opinion sur les riches évolue, on sent qu'une certaine
fascination fait de plus en plus place au soupçon, au ressentiment,
voire à de la
franche hostilité. En même temps, dans les débats, le discours
anti-riches, primaire ou argumenté, se confronte aux partisans du statu
quo qui par l'amalgame des véritables ultra-riches avec la classe aisée
au sens large entretiennent la confusion entre accumulation cupide et
épargne vertueuse. Il est intéressant à ce
sujet d'observer les commentaires sceptiques ou narquois qui ont
accueilli la publication des patrimoines des ministres.
Evidemment, remettre la finance et
l'argent à leur place et couper certains liens d'influence malsains, ça
coûtera quelques emplois de traders, de conseillers en communication ou
d'avocats d'affaires, mais comme on dit dans la langue libérale, ce
sont
des destructions créatrices. Et surtout (et c'est là le
principal) il se trouve par une opportune coïncidence que la folie
financière et la course au profit qui sont
jutemement au premier rang des causes (**) dans
les grands problèmes
mondiaux que sont la crise
économique et surtout la crise écologique. Pire, l'influence démesurée
des milieux d'argent (***) joue un rôle majeur
dans la non
résolution de ces crises.
(*) Le
Capitalisme est-il moral? dans ce livre,
il énonce notamment que le faisable, le légal et le moral (ainsi que
l'éthique) relèvent de trois (quatre) ordres différents, hiérarchisés,
qu'il
convient de ne pas confondre ni inverser, faute de quoi on verse dans
l'angélisme ou la tyrannie. (retour au texte)
(**) voir notamment les livres d'Hervé Kempf.
(retour au texte)
(***) A titre d'exemple, on peut comparer la
place donnée dans les médias aux questions économiques et aux questions
d'environnement: dans un exemplaire du Monde pris au hasard, sur 28
pages, une demie page "planète", deux à quatre pages "économie" et
environ trois pages de publicité. (retour au texte)
5. Transition
énergétique
fin mars 2013
A relativement bas bruit se déroule en ce moment le débat sur la
transition énergétique.
De temps à autre, les médias nous gratifient d'une émission débat, ou
les bulletins d'informations rendent compte (rapidement) de
manifestations en mémoire de la catastrophe de Fukushima. Mais alors
que le problème principal est celui du carbone fossile dont l'emploi
n'est pas soutenable, ce débat est polarisé en France autour de la
question du nucléaire, généralement opposé de façon simpliste à
l'éolien.
Cette spécificité française tient évidemment au fait que, contrairement
à tous les autres pays du monde, nous produisons les trois quarts de
notre électricité par le nucléaire, technologie clivante entre toutes,
mais qui ne concerne que la production électrique. L'opposition
récurrente entre écologistes et nucléocrates fait oublier le principal.
Ce principal, c'est que comme les autres pays développés, nous vivons
dans un gaspillage énergétique permanent, autorisé jusque là par
l'approvisionnement facile en pétrole pas cher, consubstantiel à notre
civilisation contemporaine ignorante de la géographie et des
contraintes environnementales. Le moteur de cette civilisation, c'est
l'appât du gain, dont la quintessence est l'économie financiarisée:
cette phynansphère colonise en quelque sorte les pays et les peuples et
les met en concurrence au service d'un système marchand qui abuse des
transports et fait main basse les ressources naturelles. Dans son
action, la phynansphère est relayée par des dirigeants complaisants ou
contraints, nommés selon un cérémonial démocratique qui entretient
l'illusion de leur pouvoir.
Le pouvoir en réalité, il est dans les couloirs des assemblées et les
antichambres de ministères, dans les officines qui organisent colloques
et dîners, dans les associations d'anciens élèves de grandes écoles où
se côtoient les décideurs de tout poil, menant une vie hors sol, dans
l'entre soi, loin des réalités concrètes et quotidiennes qui font la
vie du commun des mortels.
Bien ou mal intentionnés, tous ces politiciens, gens de média,
économistes ou managers n'ont de la crise qui vient qu'une vue biaisée
par les intérêts de pouvoir ou d'argent, que des échos étouffés par le
capiton des portes, et n'agissent qu'avec la perspective principale du
maintien à court terme de la logique qui leur a si bien réussi.
Pour tous ceux là, se saisir sérieusement de la question énergétique,
ce serait remettre en cause trop d'acquis, trop de certitudes, et il
leur est bien plus facile d'en rester aux schémas simples et de faire
distiller dans les médias une petite musique rassurante sur l'exception
française en matière nucléaire, ou de lorgner sur l'hypothétique
eldorado des gaz de schiste.
A l'opposé de ces attitudes d'éviction, réfléchir sérieusement à la
transition énergétique, c'est prendre connaissance du scénario
négaWatt, un modèle du genre, bien informé, rationnel et voyant loin.
C'est aussi regarder comment d'autres pays s'y engagent, notamment dans
le nord de l'Europe. C'est voir la progression des énergies
renouvelables non seulement en Europe, mais ailleurs dans le monde, au
premier rang desquelles la biomasse sous de multiples formes, pour
laquelle d'énormes progrès sont à attendre. Moins high tech
que l'éolien ou le photovoltaïque, c'est ce qui est le plus aisément
substituable au carbone fossile sous toutes ses formes, et des
solutions existent pour faire un usage intelligent et économe de toutes
sortes de possibilités, sans avoir à épuiser les terres agricoles
nourricières ou à détruire des forêts précieuses pour la vie qu'elles
abritent.
4. Du
temps pour lire, du temps pour penser
mi-février 2013
Avec tout ce qui occupe les média ces temps-ci, j'ai trop hésité sur le
bon sujet.
J'ai mis de côté d'emblée le mariage pour tous ou la démission du pape.
L'affaire des lasagnes au cheval typique à tous ponts de vue des
dérives de notre système alimentaire était une bonne option. La
non-médiatisation de l'ouverture du débat sur la transition énergétique
méritait aussi qu'on s'y arrête.
Mais j'avais parlé la dernière fois d'un billet plus positif, et aussi
du dernier livre d'Hervé Kempf.
Voilà pourquoi j'aimerais aujourd'hui recommander trois bons livres
parmi ceux que j'ai lus ces derniers temps.
Hervé Kempf, journaliste
environnement au journal Le Monde n'en est pas à son premier livre.
Avec Fin de
l'occident, naissance du monde, il fait une synthèse efficace de
ses réflexions sur la marche du monde et démontre bien comment les deux
derniers siècles doivent êtres vus comme une parenthèse qui se referme.
Le modèle "occidental" fondé sur le colonialisme et l'énergie fossile
ne pourra pas être prolongé dans notre monde fini, et de nouvelles
voies devront émerger pour l'évolution du monde. Un bonne lecture pas
trop longue pour ceux qui auraient encore des doutes.
Marc Dufumier est
agronome spécialiste en agriculture comparée. Famine au Sud,
malbouffe au Nord est une démonstration sans faille du bilan
catastrophique des politiques agricoles suivies au Nord comme au Sud
sous l'impulsion des marchés mondialisés et des grandes institutions
comme la Banque Mondiale ou le FMI. Le simplisme de l'agronomie
productiviste se heurte à la complexité des enjeux agricoles, tant
écologiques qu'humains. La solution à la faim n'est pas à chercher dans
des produits miracles, mais dans une revalorisation des agricultures
nourricières locales, qu'il faut protéger de la concurrence des marchés
internationaux et améliorer dans le respect de leur adéquation aux
contextes écologiques et humains.
Dans un tout autre esprit, je viens de
lire Le
successeur de pierre,
un roman d'anticipation passionnant de Jean-Michel
Truong (sorti en 1999 et où l'on
voit entre autres la Curie de
Rome intriguer pour amener à la démission du pape). Décrivant un monde
où les contacts réels ont été proscrits, suite à la "grande peste" des
années 2020, c'est une réflexion sur la société virtuelle du monde
d'internet, sur les potentialités ambiguës de l'intelligence
artificielle, et bien d'autre choses encore, comme notamment ces
incursions vers une métaphysique de Teilhard de Chardin réactualisée.
Même si l'histoire depuis 1999 a parfois suivi un cours différent, et
même si on y relève des invraisemblances et quelques chevilles
nécessitées par la forme romanesque, c'est un livre riche et prenant, à
mon sens meilleur que le Globalia de Jean-Christophe Rufin qui lui
ressemble par certains côtés.
Souvent, en refermant ces livres, je suis rassuré de voir qu'il ne
manque heureusement pas de gens clairvoyants et convaincants, mais
constatant à quel point ces idées peinent à se concrétiser, je suppose
qu'ils n'arrivent que très rarement sur la table de ceux qui tiennent
les commandes de notre monde. En réalité, à partir d'un certain niveau
dans la hiérarchie, on n'a plus guère de temps pour lire ou pour penser
vraiment, sauf sur des questions immédiates (urgences du jour,
intrigues de pouvoir, etc...). Pour rester stratèges et réactifs, les
gens de pouvoir remplissent donc leur tête avec des dossiers, des
rappports, des résumés, des communiqués, et ils n'ont apparemment plus
le temps de réfléchir. Quand on voit par ailleurs le temps qui
est perdu dans de la mise en scène médiatique, ou dans des débats
biaisés (combien d'heures d'obstruction parlementaire ?), on se dit que
ce temps pourrait être plus fructueusement consacré à des séminaires de
réflexion de fond, ainsi qu'à de vraies bonnes lectures. Peut-être pour
cela leur faudrait-il moins remplir leurs agendas et s'adjoindre des
conseillers à qui on demanderait autre chose que rédiger des rapports,
des discours ou des antisèches ?
(*) Jean-Michel Truong a aussi écrit Eternity
Express, un roman
(pessimiste) sur l'utilitarisme et l'évolution démographique des
sociétés modernes. (retour)
3.
Prophéties, pronostics, prospectives
mi-janvier 2013
Le 22 décembre dernier, le monde des commentateurs nous rassurait: la
fin du monde n'avait pas eu lieu, nous pourrions fêter dignement
l'approche de 2013 qui serait l'année de
la renaissance, du retour à la croissance et de l'oubli de la crise, et
nous n'avions plus à nos inquiéter de tous ces prophètes de malheur. A
ce propos, il m'a semblé bien souvent qu'on tendait à mettre un peu
dans la même catégorie catastrophiste, voire millénariste, les
illuminés new-age dont on avait déniché quelques
spécimens près de Bugarach et ceux qui étaient porteurs d'inquiétudes
sérieuses. Le retentissement médiatique de cette farce du 21 décembre
2012 est ainsi devenu l'occasion de ridiculiser par ricochet ceux
qui annoncent d'autres formes de "fin du monde", comme ces écolos
décroissants construisant des cabanes dans la boue de Notre Dame des
Landes, et pourquoi pas puisqu'on y est, comme ces climatologues
"réchauffistes" ou ces économistes atterrés qui ternissent la
sacro-sainte confiance indispensable à la poursuite du "business as
usual".
Et pourtant... 2013 démarre sous les auspices du conflit au Mali
où l'on apprend entre autres que les terroristes sont mieux équipés
qu'on ne l'avait dit, en
véhicules et en armes. Il se dit que leurs armes viennent par des
circuits occultes de l'arsenal accumulé autrefois par Khadafi (grâce au
pétrole). Un journal Tunisien souligne (pour pointer le double jeu des
occidentaux) que les Katibas du Sahel prospèrent grâce au soutien
(indirect ?) des
monarchies pétrolières. Et du reste le conflit se répercute en Algérie,
dans une base gazière, où se trouvent entre autres des Britanniques,
des Japonais, des Allemands et des Norvégiens.
Ailleurs, on note des niveaux de
pollution sans précédent sur les
grandes villes chinoises à cause du boom de l'automobile, boom dont
profitent assez inégalement nos constructeurs pas assez experts ni en
voitures de luxe, ni en voitures low cost (un symptôme parmi d'autres
du creusement des inégalités par la mondialisation économique).
Ailleurs encore, au mépris de toute géographie, mais après tout, la
mondialisation c'est çà aussi, le Paris-Dakar si justement stigmatisé
par la chanson de Renaud (*)
démarre de Lima
pour rejoindre Santiago du Chili. Dommage qu'ils ne soient plus en
Afrique du Nord, ils seraient aujourd'hui en plein milieu de la salade
saharienne ! Et encore ailleurs, on écarquille les
yeux d'incompréhension quand on voit, après le énième massacre par un
fou lourdement armé, l'envahissement des USA par la paranoïa et la
folie des armes. Le lobby des fabricants et marchands d'armes a tout
pour continuer à se réjouir.
Chez nous alors que le SAMU social est
débordé face au grand froid, on
s'inquiète encore
plus de
la fuite des riches, avec débats enflammés et rebondissements, mais on
se console avec la prospérité du secteur du luxe, où la France figure
en bonne place. La banque elle aussi semble aller bien (profits record
de JP Morgan comme de Goldmann Sachs), ayant réussi à
écarter un sévère reformatage grâce à son influence en haut lieu, en
attendant le prochain rebondissement de la crise, car celle-ci court
toujours. On prie toujours pour que la Sainte Croissance verse sur nous
sa pluie
d'or bénéfique, sans vouloir voir qu'elle bute sur des limites
inéluctables, et qu'il serait plus sage de penser à une économie sans
croissance (**).
Ces quelques considérations montrent que la sagesse ne se porte pas
trop bien au niveau mondial, et les succès de librairie qu'elle
occasionne ici et là au moment des fêtes sont une bien maigre lueur
face aux
orages qui s'accumulent.
Folie économique avérée, mais toujours
opérante, aveuglement volontaire
face aux limites planétaires, abêtissement par des médias sous
perfusion publicitaire, incurie politique largement entretenue par nos
dealers pétroliers ou les marchands d'armes, tout cela ne nous dit pas
comment la sagesse va
pouvoir reprendre le contrôle des événements. Ces soubresauts, ces
impasses, ces alarmes, n'est-ce pas aussi la fin d'un certain monde ?
et cette fin (***) n'est-elle pas au fond
souhaitable ?
Restons (hélas) lucides, et pour l'optimisme, réfugions nous dans
d'autres bonheurs, il en reste pas mal heureusement.
Et donc, BONNE ANNÉE 2013 !
(et pour être cohérent, je vais essayer de trouver pour le prochain
billet un thème plus franchement positif)
(*)"cinq cents connards sur la ligne de départ,
etc.... (retour)
(**) pour l'économie orthodoxe, ce que je viens
d'écrire est une ineptie, je le sais mais je le revendique, persuadé
que si une biologie peut être prospère et riche sur une planète finie
pendant des millions d'années, il n'y a pas de raison pour que
l'activité humaine ne puisse se concevoir en équilibre avec son
environnement pour encore quelques millénaires. (retour)
(***) à ce propos, il semble que le dernier
livre d'Hervé Kempf, "Fin de l'Occident, naissance du Monde" soit
une réflexion appropriée. Il fait partie de mon programme de prochaines
lectures. (retour)
2. Quand le futur est bouché, il ne faut pas
mépriser le passé
début décembre 2012
Il y a dix ans qu'est mort Ivan Illich, et un petit colloque s'est tenu
à cette occasion à Paris. En assistant à une des conférences (dont le
sujet était l'alimentation), j'ai pu voir combien l'oppostition
que fait Illich entre la modernité et le vernaculaire est
pertinente pour la plupart des domaines de la civilisation. Pour faire
simple, on dira que la modernité est tendue vers l'innovation technique
et s'appuie sur la rationalité technocratique, et que sa puissance
actuelle tient beaucoup à ce qu'elle est dopée par la mondialisation
industrielle et surtout commerçante. Préexistant à cette modernité, le
vernaculaire est l'héritier de l'évolution généralement lente des
cultures ancrées dans leur géographie (*).
Moins
efficientes en apparence sur le court terme, mais plus sages et plus
durables, entachées d'archaïsmes admirables, étranges, inoffensifs, ou
parfois odieux, les cultures vernaculaires ont du mal à résister à
l'envahissement moderne qui les méprise ou les écrase, ou encore les
dénature, et dans cette concurrence inégale, l'humanité laisse se
perdre des savoirs qui, dans le contexte actuel de crise pourraient
être des ressources précieuses.
Ces processus sont visibles dans différents domaines comme la
production d'objets ou de nourriture, mais aussi dans la médecine, le
monde des arts et même l'éducation, l'administration ou la politique.
Des penseurs comme Edgar Morin ou Patrick Viveret disent que
l'humanité globalisée ne trouvera son harmonie qu'en faisant une
synthèse heureuse entre les diverses sagesses et savoirs du monde (et
non par le triomphe d'un modèle unique). Ivan Illich, dans ses analyses
sans concession nous montre que ce modèle dominant est par ailleurs
bien loin d'être en tous points exemplaire. Si Illich (dont la
radicalité est parfois difficile à recevoir) défendait le vernaculaire
contre la modernité, ce n'était pas par passéisme, mais au nom d'une
sage lenteur dans l'évolution des choses, propice à la préservation
d'équilibres anthropologiques précieux pour le bonheur des peuples.
Autre sujet, au moment où s'ouvre la conférence sur la transition
énergétique (et le surréaliste sommet de Doha). Pour moi la transition
consiste avant tout à sortir de la
dépendance au carbone fossile (pour cause d'urgence climat). Or à la
veille du débat, on agite devant nous (sans doute sous l'influence de
groupes d'intérêt) l'éventualité d'issues par le gaz de schiste et
autres hydrocarbures non conventionnels. Il faut dire et redire que
même devenu rentable (suite à la hausse des cours du pétrole
conventionnel), même extrait "proprement" (si on trouvait un jour
comment) nous n'aurions là qu'un moyen pour continuer à renforcer
l'effet de serre et un mauvais prétexte pour fuir nos responsabilités
envers les générations futures. Etre opposé au gaz de schiste, ce n'est
pas être doctrinaire ou idéologue comme on l'entend dire ici ou là,
c'est avoir compris et intégré que si on veut un climat vivable pour
nos petits enfants, il faut tout faire pour sortir de la civilisation
du pétrole AVANT épuisement des réserves. Le GIEC et tous les
scientifiques qui nous alertent sur ce qui s'observe et sur ce qui est
à craindre seraient-ils donc des doctrinaires et des idéologues ?
(*) Le vernaculaire émane de la culture des
peuples. Il s'oppose d'une part au savant, élaboré par des élites
spécialisées, et d'autre part au commercial, diffusé par la sphère
marchande avec une priorité donnée à l'efficience économique.
1. Mue,
mutation
début novembre 2012
Pour tout dire, je suis assez content de cette image que j'ai trouvée
parmi mes photos. Cette libellule qui va bientôt sortir de son
enveloppe ancienne de larve aquatique me paraît symbolique à plus d'un
titre.
A un niveau personnel, elle marque bien sûr le changement de vie que
m'apporte la retraite, même si c'est un peu paradoxal de représenter
par cette sorte de
naissance ce
qu'on dit souvent être le début de la fin. Mais au fond, pourquoi pas ?
D'un point de vue encore assez prosaïque elle symbolise bien le nouveau
site qui est en train d'émerger peu à peu de l'ancien. La libellule
ressemblera à la larve qu'elle était pendant les quelques mois avant sa
sortie de l'eau, mais elle sera aussi assez différente: son abdomen va
s'allonger, des couleurs nouvelles vont apparaître et surtout les ailes
vont se déployer et devenir fonctionnelles. De façon analogue, le
nouveau site va recycler la matière du premier et lui ressembler, mais
en mieux j'espère, avec des possibilités nouvelles, et vivre sa vie
dans un environnement nouveau.
Enfin, de façon plus générale, je vois dans cette image une métaphore
de cette nouvelle ère qui je l'espère va commencer avec la mue
écologique du monde des humains. Il est vrai qu'alors, j'aurais
peut-être dû choisir le moment où, peu après la sortie de l'eau,
l'enveloppe de la larve commence à se fendre, laissant apparaître
l'animal "nouveau" qui va sortir, car il n'est pas très sûr que notre
civilisation soit si avancée dans l'abandon des habitudes qui l'ont
certes nourrie dans son développement, mais qui l'ont aussi mise dans
l'impasse. On sait qu'un modèle nouveau est en train d'émerger, qu'il y
a des réalisations tangibles et qu'il fait son chemin dans les esprits,
mais dans les faits, il n'a pas encore progressé tant que ça.
Quand on entend encore, au nom de l'urgence économique (1), invoquer la
sacro-sainte croissance, avec entre autres notamment la renaissance de
l'industrie automobile, ou pire encore l'Eldorado des gaz de schiste,
on est en droit de douter. Le plus décevant est que par ailleurs on
entende si peu dire que, sans parler des dégâts liés aux forages, c'est
encore et toujours le carbone fossile qu'on veut brûler, avec toujours
plus de gaz à effet de serre. Comment faut-il expliquer que
l'épuisement des ressources fossiles n'est en rien la solution au
problème climatique ? C'est à la volonté collective des hommes qu'il
faut dfaire appel pour prendre sérieusement leur responsabilité envers
les générations futures. Mais sait-on vraiment si on peut parler de
volonté collective ?
(1) Contrairement à un opinion très
répandue, et quitte à passer pour un doux rêveur, je ne crois pas que
l'économie soit première dans ce genre de raisonnement. Sans notre
planète, sans la nature et les cycles de la vie, il n'y aurait tout
simplement pas d'économie. Il me semble que c'est la logique même. Les
gens qui parlent un peu vite de "création de richesse" feraient bien de
sortir de temps en temps de leurs idées reçues. Ce n'est pas parce que
dans le monde des hommes, certains ont réussi à monopoliser les
circuits de la production et des échanges en contrôlant l'outil
monétaire par l'accumulation et la spéculation qu'ils sont à l'origine
de toutes choses. A l'origine des richesses, avant eux, et avant leurs
idées (parfois bonnes, parfois néfastes) il y a les ressources de
l'environnement et le
travail de tous.
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