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DETTE

La dette, et surtout ses excès supposés ou réels sont d’actualité comme le montre ce commentaire de l’économiste Frédéric Lordon à propos de la crise financière en cours :
Nous vivons une de ces époques historiques de surendettement généralisé - et passons sur le fait que ce surendettement de tous les agents (ménages, institutions financières, Etats) est le produit même du néolibéralisme… - : les ménages se surendettent sous l’effet de la compression salariale ; les banques se surendettent pour tirer, par « effet de levier », le meilleur parti des opportunités de profit de la déréglementation financière ; les Etats se surendettent par abandon de recettes fiscales sous le dogme de la réduction des impôts (pour les plus riches).

Mécanique de la crise financière

La crise financière récente a démarré par l’éclatement d’une bulle spéculative autour du surendettement de ménages pauvres des Etats -Unis (lui même aggravé par l’augmentation des prix du pétrole). Elle s’est prolongée par des inquiétudes sur l’Euro, fragilisé (après le renflouement du système bancaire) par la dette de certains états de l’UE. Sous la pression conjointe des marchés et des dirigeants pétris d’orthodoxie économique, des politiques d’austérité sont proposées pour réduire l’endettement plus ou moins chronique des états. Pour faire accepter aux peuples cette potion amère, on leur explique qu’ils ont vécu au dessus de leurs moyens trop longtemps, que chacun d’eux porte en fait la charge d’une dette importante et qu’il est devenu incontournable d’apurer les comptes sans délai. Les états ou les peuples sont assimilés à ces ménages imprudents qui ont profité de crédits faciles pour mener grand train, n’ont pas surveillé leurs comptes puis, acculés à la ruine, voient saisir leurs biens, et sont contraints à une pénitence laborieuse pour retrouver leur indépendance.
Dans cette présentation, la dette est jugée perverse ou immorale, et l’endetté ne peut retrouver son honneur perdu qu’au prix de ses efforts pour rembourser son créancier. On n’oubliera pas à ce propos que le mot dette est étymologiquement très proche de devoir, mot précisément chargé d’une forte connotation morale.
Il est pourtant manifeste que la question morale autour de la dette (autrement dit celle de la légitimité de la dette) est bien plus complexe. La faute, s’il en est une, dépend de la raison pour laquelle on emprunte (pauvreté chronique, mauvaise gestion ou revers de fortune, investissement avec espoir de progrès) et de la sincérité des parties dans cette sorte de contrat. Pour qu’il y ait dette, il faut certes un emprunteur impécunieux, mais il faut aussi un prêteur volontaire ou involontaire, parfois serviable ou généreux, parfois inconscient ou imprudent, parfois calculateur cynique ou même spéculateur.
Par ailleurs, tant du point de vue de la confiance accordée pour le prêt que de la manière de résorber les excès, la dette d’un ménage n’est pas en tous points assimilable à la dette d’une entreprise, d’une collectivité publique ou d’un état. Un particulier engage les biens qu’il possède ou fait appel à la garantie de proches, les entreprises aussi, mais peuvent également échapper à certaines dettes par le système des faillites. Quant aux états, ils ont (en principe) une autre puissance pour imposer leur loi, trouver des ressources ou des expédients, notamment en agissant sur la monnaie.

La dette, un catalyseur de l’économie

La dette n’est pas qu’une question de vertu car de fait, dans le monde actuel, elle est un stimulant incontournable de l’activité économique. La banque offre un service de dépôt en principe sûr au salarié ou à l’épargnant, et une facilité à celui qui n’a pas encore le moyen de faire démarrer son activité ou ses projets, et vend la confiance qu’elle marque au prêteur contre des intérêts (ou une part de la propriété et des dividendes) qui lui sont une source importante de revenus.
La banque qui prête ouvre à l’emprunteur une ligne de crédit par un simple jeu d’écriture, créant ainsi une quantité de monnaie dont seule une très faible part correspond à des fonds déposés à la banque centrale. Cette monnaie fabriquée ex-nihilo à l’initiative de la banque est appelée à disparaître par le remboursement du prêt. Les banques étant rémunérées proportionnellement aux prêts qu’elles accordent, elles ont tendance à multiplier cette possibilité qu’elles ont de créer de la monnaie (de la liquidité), par exemple en alimentant aussi des flux consacrés à des opérations spéculatives, plus risquées mais à rendement rapide. Une quantité accrue de monnaie fondée sur la confiance accordée à l’emprunteur (mais impossible à différencier de la monnaie légitime économiquement) est mise en circulation, sans autre limites que quelques règles (devenues au fil des réformes assez laxistes) touchant aux critères de sélection des opérations et d’évaluation des risques, et aux dépôts de garantie à la banque centrale. La collecte des fonds des particuliers, par la gestion des comptes courants, les formules d’épargne et les assurances de diverse nature permettent au banques d’élargir leur marge de manœuvre.
Sans cette activité, bien des circuits économiques seraient mis en crise, et l’activité productive serait grippée. Investir dans des innovations ou des implantations dans de nouveaux pays suppose des réserves financières que bien des entreprises n’ont pas. Comprimer les salaires des employés pour augmenter les marges sur la vente des produits n’est une solution viable que si les consommateurs peuvent s’endetter. Pour construire des infrastructures coûteuses ou financer l’éducation, la santé ou la recherche, les pouvoirs publics ont besoin de fonds qui vont au delà de leurs ressources courantes, même s’ils peuvent espérer plus tard un retour sur investissement.
La dette, celle des particuliers, des entreprises ou des états est donc un lubrifiant ou un catalyseur de l’économie. On dit même parfois et sans aucun complexe, un dopant pour les affaires. Dans le contexte actuel d’endettement généralisé, on peut alors s’inquiéter de la santé d’un système qui a besoin de si grandes quantités de catalyseurs ou de dopants, produits qui en principe ne doivent être utilisés qu’en faible quantité.
On peut aussi poser à nouveau la question de la faute morale : qui est répréhensible, du dopé qui abuse manifestement ou qui pour se maintenir a besoin d’expédients, mais aussi du pourvoyeur qui fait profit d’un commerce à la moralité ambiguë.

Le pouvoir de la « phynansphère »

Depuis les années 1980, les états ont adopté des règles d’inspiration néolibérale par lesquelles en s’interdisant l’emprunt à leur banque centrale, ils s’obligent à trouver le financement de leur dette sur les marchés privés. Les états modernes sont donc moins des banques que de très gros emprunteurs, généralement supposés parmi les plus fiables (à moins que la confiance de principe ne se dissipe).
La finance privée a ainsi pris le dessus sur les états en matière de pouvoir d’intervention dans l’activité économique, celle-ci étant de plus en plus gérée dans le but unique de multiplier l’argent à cadence rapide et sans souci du bien commun.
Ce contexte est hautement favorable à la formation plus ou moins régulière de bulles spéculatives, gonflées par l’excès de confiance et les appétits de lucre imprudemment placés, qui finissent par éclater lorsque l’absurdité des engouements boursiers devient trop manifeste. Ces mécanismes sont d’autant plus instables qu’ils pervertissent la notion de temps, et qu’ils sont amplifiés par des comportements mimétiques difficilement contrôlables. Leur ampleur est devenue monstrueuse avec la mondialisation financière et l’automatisation des opérations de marché .
Dans les démocraties, les dirigeants, bons ou mauvais, qu’on croit élire sont de fait les délégués qui, au nom des états ou des peuples, devront aller négocier avec les pouvoirs financiers la politique souhaitée par les citoyens. Comme tout débiteur, ils se présentent à ces négociations en position d’infériorité morale. Le pire est que dans bien des cas, les pouvoirs financiers ne sont même pas représentés par des personnes, mais qu’ils se manifestent au travers d’institutions comme les marchés boursiers ou les agences de notation. Quant à l’argent accumulé bien à l’abri des impôts dans des paradis fiscaux, il sert à payer divers dispositifs de sécurité, de conseils fiscaux, de propagande ou de lobbying, ce qui reste pouvant se concrétiser en achats somptuaires, en mécénats de toutes sortes, ou en financement de campagnes électorales, voire même en franche corruption.
Accumulant des capitalisations bien souvent supérieures aux capacités budgétaires des états, les grands acteurs de l’économie financiarisée ont constitué au dessus de la trame géopolitique issue de l’histoire un réseau mondial surpuissant, ayant ses propres règles indifférentes au bien de tous, que je propose d’appeler « phynansphère ».
Lorsqu’on regarde comment aujourd’hui la politique agit sous la surveillance « des marchés », lorsqu’on observe que ce qui se dit à Davos peut avoir plus d’importance que ce qui se dit à l’ONU ou dans les sommets internationaux, lorsqu’on voit l’efficacité du lobbying exercé par les puissances d’argent lors de la rédaction des lois, il faut bien constater que cette phynansphère est parvenue, selon l’expression très appropriée de l’anthropologue Marc Augé, à coloniser aujourd’hui les peuples et que l’outil principal de cette domination est le mécanisme de la dette.

La dette écologique

La dette financière obsède donc les esprits, en haut lieu et dans les médias qui reproduisent la pensée des économistes, mais il est une autre dette que l’humanité (et surtout les pays industriels ) accumule depuis au moins deux siècles, c’est la dette écologique, c’est-à-dire une dette envers les milieux naturels. Depuis que sous l’effet de la croissance démographique et du développement technique, l’activité des hommes puise dans la nature au delà de sa production courante, les écosystèmes s’épuisent (ou sont transformés en milieux plus pauvres, ou sont détruits), les réserves minérales des sous-sols s’amenuisent et les rejets dans la nature ou dans l’atmosphère s’accumulent, faute de pouvoir être absorbés entièrement dans les cycles naturels.
La dette écologique des hommes prend la forme de gisements épuisés ou en voie d’épuisement, de biotopes ravagés ou désertifiés, d’espèces disparues ou menacées, de pollution des sols, des eaux, ou de l’air, ou encore d’équilibres physico-chimiques de l’environnement durablement modifiés.
Cette dette dont l’ambivalence morale est analogue à celle des dettes d’argent, nous la contractons non seulement envers la biosphère, qu’il n’est pas habituel de considérer comme un sujet de droit, mais aussi envers nos héritiers, à qui nous lèguerons un environnement largement dégradé. Une bonne partie de cette dette pourrait s’éteindre si nous commencions à gérer les stocks avec parcimonie et à ramener l’impact de nos activités dans des limites permettant à la nature de se régénérer. Si à l’inverse nous laissons la dette écologique s’accroître, elle se résoudra d’elle-même sous forme de crises environnementales à fort impact négatif sur le bien-être des hommes (pénuries subies et conflits, désordres écologiques ou climatiques, problèmes sanitaires, insécurité alimentaire, troubles politiques graves, etc…).
La croyance des sphères dirigeantes dans le primat de la pensée économique (le plus souvent sur le mode néolibéral) a été rendue manifeste par l’échec des derniers sommets sur le climat, mais on peut la voir comme une sorte de bulle mentale. Lorsque cette bulle éclatera, (tôt ou tard comme disent les économistes justement) il faudra bien comprendre que le monde réel, celui de la biosphère, a une logique à laquelle les hommes ne peuvent se soustraire. Dans ces logiques de bulles, on sait d’expérience que les plus intelligents sont ceux qui savent sortir du jeu avant que la panique ne se déclenche.
Pourquoi devrions nous avoir plus d’égards envers des financiers ou des marchés anonymes qu’envers des écosystèmes et les hommes qui prendront notre suite ?.A quoi serviront les capitaux accumulés dans les paradis fiscaux s’il n’y a plus de cuivre dans les mines, plus de poissons dans l’océan, et plus de carburant pour les transports ? Serviront-ils à payer hors de prix ces denrées aujourd’hui encore ordinaires, et à renforcer la forteresse dans laquelle ne manqueront pas de se barricader les happy-few ? Tout cela n’a-t-il pas déjà un peu commencé ?

Il est grave que l’obsession économique née de la récente crise financière fasse oublier les véritables priorités et les véritables urgences. N’est-il pas plus sage pour l’humanité que soient préservés l’harmonie sociale et l’effort de reconversion écologique, quitte à revoir la doxa économique qui enferme l’action des états, quitte à ce que ici ou ailleurs, des financiers imprudents, des spéculateurs impénitents, ou même des « investisseurs » irréfléchis perdent leur mise ?


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