19. Parlons un peu de religion(s)
mi-janvier 2015
Folle
et éprouvante semaine en ce début janvier.
Tout juste sorti de la lecture d'un petit pamphlet athée (édité vers
1750) intitulé "
Traité des trois
imposteurs" (
*), j'entends les médias
saluer la sortie de "
Soumission",
le dernier Houellebecq, que seuls les initiés avaient lu, un livre qui
selon son auteur traite de la tentation pour notre société
individualiste (celle des "
Particules
élémentaires") de retrouver une cohésion par un retour au
religieux. Houellebecq n'est pas seul sur ce thème, et il cite
Emmanuel Carrère, dont le livre "
le
Royaume", salué par une critique unanime, entremêle habilement
les bouffées de foi religieuse de l'auteur avec l'histoire des premiers
chrétiens et de la rédaction des Evangiles. Les chiffres de vente de
ces livres laissent penser que ces auteurs ce sont dans l'air du temps
en faisant le lien entre l'éclatement individualiste contemporain et la
perte d'influence des religions.
Et puis soudain, la consternation. Des
tueurs fanatiques mitraillent la bande d'athées rigolards et pacifistes
de Charlie Hebdo, exécutant une fatwa sanglante lancée sur eux par des
religieux aussi lointains qu'irrascibles. Bien que longuement
prémédité, ce massacre ne dépasse même pas le niveau de la vengeance la
plus primaire et reste un sommet de connerie (
**)....
et bien sûr une terrible perte pour l'esprit en dessins. En parallèle,
un autre allumé fait montre du plus primaire des antisémitismes en
tuant quatre personnes lors de sa prise d'otages dans un magasin
casher.
L'émotion est extrême et les débats sur
les sectarismes religieux s'emballent (
***).
Animés sans doute des meilleures intentions du monde, responsables
politiques, représentants communautaires et médias nous expliquent à
longueur d'antenne que cette horreur n'aurait rien à voir avec la vraie
religion, qui on le sait n'est qu'amour et respect, et que les folies
du dévoiement fondamentaliste ne doivent surtout pas conduire à
condamner la religion en général. Pour ajouter à cela, une mayonnaise
émotive s'agglomère grâce autour d'un "je suis Charlie" certes
consensuel mais on ne peut plus incantatoire. Ce slogan (car c'en est
un) fleure bon par son simplisme ambigu la culture de communicant,
venant au secours des valeurs "républicaines et citoyennes", non sans
quelques arrières pensées de récupération politicienne. Plus déroutant
encore, voilà que s'annonce un véritable fétichisme et même des
appétits spéculateurs autour du Charlie Hebdo de la résurrection...
Ces bons sentiments préfabriqués qui
polluent la sincérité de l'émotion, cette brochette de chefs d'états
qui posent sur la photo symbole, ces formules toutes faites (pour ne
pas dire cette langue de bois) qui encensent les mécréants libertaires
assassinés (
****), me font aspirer à plus de
laïcité et même d'athéisme.
Mais en même temps, par une étrange coïncidence, l'athée de toujours
que je suis est un choriste qui révise activement (et avec grand
plaisir) deux sommets de musique religieuse, en l'occurrence des
extraits d'une Passion de Bach et le Requiem de Mozart ! Ne serais-je
pas pris ici en flagrant délit d'incohérence?
Quelle
place un athée peut-il donner aux religions ?
Pour moi, comme probablement pour beaucoup de mes contemporains, les
religions (entendre ici plutôt les "grands" monothéismes" auxquels
j'oserai adjoindre les diverses obédiences du communisme) ne sont plus
aujourd'hui (au mieux) que des traditions culturelles, ou si on préfère
un emballage culturel pour certaines pratiques et valeurs,
individuelles ou collectives (
*****). Plus
vivantes que la mythologie grecque, plus répandues que les polythéismes
des peuples "premiers", elles n'en appartiennent pas moins au passé.
Tenues au respect de textes anciens autant que sacrés qu'elles sont
réduites à réinterpréter, elles ne produisent plus aucune explication
du monde ni aucune vérité qui leur soit exclusive. Il y a de bien
meilleures façons d'accéder à la connaissance, telles que
l'expérimentation scientifique, l'empirisme observateur ou l'enquête
historique documentée, bref une pensée rationnelle et bien informée.
L'humanisme dont les religions sont porteuses n'est exclusif à aucune
d'entre elles et leur message authentiquement moral est en grande
partie formulé tout aussi bien par des philosophes ou des athées. A
l'inverse, elles entretiennent des particularismes, pour une bonne part
archaïques, qui sont souvent sources de conflits dans la société, ce
qui fait que la cohésion sociale dont on les crédite tient souvent plus
du repli communautariste que de l'universalisme. L'extension de la
laïcité (c'est à dire de la neutralité des institutions publiques) est
nécessaire à la paix sociale, mais ne se fait pas sans conflit, même si
elle accompagne inexorablement les progrès de la connaissance et
l'évolution des idées politiques.
Si autrefois les religions ont pu être tenues pour des sources de
savoir, de morale et de paix sociale, elles ne l'ont été que très
imparfaitement, et si aujourd'hui elles méritent encore d'être
respectées, c'est surtout parce qu'elles imprègnent une part importante
de nos cultures. Je pense que les religions sont à respecter au titre
du patrimoine culturel, mais à mes yeux elles ne sont plus sacrées, en
tout cas pas plus sacrées que d'autres traditions ou oeuvres
culturelles, à l'image des notes d'une partition de musique que
l'interprète se doit de respecter.
Ceux qui se disent croyants et vont chaque semaine, à l'église, au
temple, à la synagogue ou à la mosquée, perpétuent un héritage
culturel. Ils jouent un rôle similaire aux musiciens d'orchestre qui de
toute leur âme continuent à faire vivre Bach, Mozart ou Schubert. Par
leurs pratiques et leurs rituels, ils font vivre leur
religion, tout en construisant leur paix intérieure, et souvent même
une part de leur bonheur. Mais de même qu'en dehors de la salle de
concert, un musicien n'impose pas sa musique à la société tout entière,
aucune religion ne peut prétendre exister dans la société d'aujourd'hui
sans respecter ceux qui ont une autre vérité. On peut sans autre risque
que le discrédit culturel proclamer son incompréhension ou son aversion
pour telle ou telle musique, quitte à fâcher (mais sans conséquences
majeures) ceux qui en sont adeptes. Pourquoi ne pourrait-on dénoncer en
toute liberté les aberrations de certains dogmes religieux ou
l'anachronisme de certaines pratiques ou rituels ? Y compris sur le
mode humoristique, même irrévérencieux, ou lourd. En cas d'abus
manifeste de ce droit à la critique, il y a des lois et des tribunaux
pour débattre de façon civilisée du respect dû aux personnes sincères
et à la diversité des traditions culturelles.
En tant que culture collective, les religions ont produit beaucoup de
belles oeuvres populaires ou savantes dans la musique, l'architecture,
la peinture, ou la littérature. Elles ont été aussi à l'origine de
bienfaits politiques ou sociaux. Mais justement, en tenant un rôle
important dans l'histoire politique comme facteur déterminant du
pouvoir, elles ont aussi produit beaucoup d'intolérance, d'oppression
politique, et justifié de très nombreux et copieux bains de sang. Elles
continuent encore de les alimenter, notamment (pour ne donner qu'un
seul exemple) au Moyen Orient et dans les métastases que ce conflit
engendre. Cette lourde responsabilité nous donne un droit d'inventaire,
et autorise la critique, la méfiance et le scepticisme. La plupart de
ceux qui croient le font parce qu'ils ont été ainsi éduqués dans leur
enfance, et qu'il leur est plus facile de s'accommoder de cet
anachronisme que de renier une tradition familiale pour laquelle ils
ont un attachement.
Admettre les religions, mais
refuser l'intolérance.
Le plus grand nombre des pratiquants s'arrange comme il le peut des
dissonances qui en résultent entre le monde contemporain et le
passéisme du dogme. C'est la bêtise crasse (ou si on préfère
l'obstination au delà de toute raison) des minoritaires
fondamentalistes de tout poil que de persister à croire que toute
vérité puisse émaner de la lecture littérale de grimoires composites,
aux origines incertaines et antiques, souvent imparfaitement traduits
et sujets à des exégèses contradictoires. Vingt personnes sont mortes
parce que des malheureux au parcours éducatif et social chaotique ont
cru trouver une rédemption criminelle et suicidaire en appliquant ce
genre d'idées simplistes.
L'ancienneté des traditions religieuses mérite certes un grand respect
sur le plan culturel, mais cela ne va pas jusqu'à leur redonner le
pouvoir politique qu'elles avaient en des temps heureusement révolus et
dont elles ont fait si mauvais usage.
Les
véritables religions actuelles ne sont pas celles qu'on croit.
En effet, ces religions anciennes déclinantes dont les soubresauts
agitent et empoisonnent le monde ont été subrepticement remplacées par
d'autres. Bien au fait des moteurs de la société, la modernité
marchande a su imprégner nos sociétés par d'autres cultes, mieux
adaptés à ses fins. Plus de Paradis dans l'Au-delà, mais des idéaux
bien terrestres, catéchisés par les bons apôtres de la nébuleuse
médiatique: Sport, Jeunesse, Richesse, Célébrité, Magie technique,
Puissance scientifique, Consommation, Marché et Concurrence, Croissance
économique (
******) ne sont-elles pas les
véritables religions d'aujourd'hui ? Elles ne forment à dire vrai
qu'une seule religion syncrétique, bien plus dynamique, planétaire et
oecuménique que les religions historiques officiellement reconnues.
Le choc créé par les événements a aussi redonné vigueur à une autre
religion, l'Unité Nationale, invoquée pour parer à la fissuration
communautariste qui menace le pays. L'appel au consensus dans le pays
est évidemment compréhensible, mais la religion tricolore n'est pas
sans tache, ayant été elle aussi responsable de nombreuses morts, et
surtout elle devient de plus en plus désuète face à l'évolution du
monde contemporain. Le drame du 7 janvier est international pour
de multiples raisons. L'incantation patriotique ne peut être qu'un
palliatif très provisoire.
Et ensuite ?
Pour passer à un tout autre sujet, la grande émotion suscitée par le
massacre a permis à notre président de réunir le temps d'un après-midi
une grande brochette de chefs d'état. On aimerait leur donner
rendez-vous dans quelques mois, en espérant que l'urgence climatique
parvienne à en mobiliser encore plus, et pour des rencontres plus
productives qu'une photo de groupe. Car si quelque chose doit
nous relier au delà de nos divergences d'opinion et de nos différences
culturelles, c'est le fait que nous sommes tous terriens, appelés à
coexister sur cette unique planète que l'expansion des hommes a rendu
étroite et malade. Nous serions bien avisés de nous convertir en masse
à la religion de notre généreuse et fragile biosphère, une religion
qu'Edgar Morin appelle de ses voeux dans Terre Patrie, nécessairement
commune à tous les hommes, et même à l'ensemble de la Vie sur Terre.
(*) texte plus ou moins mythique,
attaquant de front les trois monothéismes, paraît-il écrit vers la fin
du Moyen-Age, mais ressuscité à l'époque des lumières dont
l'authenticité et l'attribution sont au choix mystérieuses ou douteuses.
(retour)
(**) "monstrueusement imbécile" nous dit
Edgar Morin dans un article du Monde.
(retour)
(***) je n'aurai garde d'oublier, même si
je n'en parle pas, les débats sur la sécurité, ni ce qui à mon sens est
le plus important, à savoir la misère éducative et la ghettoïsation de
certaines banlieues.
(retour)
(****) auxquels il faut hélas ajouter les
autres victimes, mortes de s'être trouvées par le plus terrible hasard
dans la ligne de mire des tueurs.
(retour)
(*****) parmi ces pratiques, certaines
sont tout à fait vertueuses, de nombreuses institutions de
bienfaisance, de solidarité et aussi d'éducation en témoignent,
notamment lorsque leur activité est dénuée de prosélytisme.
(retour)
(******)
Bernard
Maris: la messe du CAC 40 Par ailleurs, deux jours
avant le massacre à Charlie, on nous faisait la leçon sur le PIB du
Royamume Uni qui venait de passer jeuste au dessus du PIB français,
honte à nous ! Pour un démontage en règle voir
le
blog de Jean Gadrey .
(retour)
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