De l’avis général, une des composantes majeures du bonheur est
la santé (ce qu’on retrouve dans nombre de formules et proverbes), il y a donc
un lien fort entre l’idée morale de bien et la notion de santé.
La santé, c’est la bonne
marche de la vie. Elle concerne chaque être vivant, et par extension une population,
un écosystème, ou même la biosphère. Par extension, on parle aussi de santé
pour des créations de l’homme, l’économie, la monnaie, la culture, la
démocratie, etc…
Que la santé soit la version biologique du bien sous-entend que
la science de la vie soit porteuse d’un message moral. Le biologiste (attaché à
sa propre santé) fait ainsi une sorte de transfert vers son objet d’étude (dont
il souhaite la prospérité). Il sort de son objectivité d’observateur pour
considérer comme un bien la santé, perpétuation harmonieuse de la vie, le mal
étant le dépérissement, la maladie et la mort. Cela peut expliquer que beaucoup
de biologistes prennent fait et cause pour l’écologie (au sens politique) et la
défense de l’environnement.
Il y a une cohérence dans cette position car l’observation de la
Nature met en lumière des lois, ou même des fins apparentes, et il est logique
qu’un phénomène soit caractérisé en termes de bonne ou de mauvaise santé selon
qu’il s’accorde avec ces fins naturelles supposées ou qu'il les contrarie.
A la santé sont donc attachées certaines vertus, et non des
moindres : harmonie, bien-être, force, équilibre, longévité. Les ennemis
de la santé sont également connus : maladie, crise, malaise, accident,
déséquilibre, faiblesse, dépérissement, mort. C’est sur cette idée que la vie
en soi est un bien que s’appuient les philosophies vitalistes qui en opposition
aux morales de la pénitence, de la souffrance ici-bas ou à celles du corps discipliné par
l’esprit, privilégient la pulsion de vie et conseillent de valoriser la santé
et le bien être corporel sans culpabilité.
Avec de tels critères, le bien semble facile à distinguer du mal
et le jugement devrait être clair. Toutefois, admettre que la santé soit une
composante importante du bonheur ou reconnaître la dimension libératrice du
vitalisme n’empêche pas d’être dubitatif quant aux dérives actuelles vers un
culte simpliste et irraisonné de la santé. Le prix que nous y consacrons, le
pouvoir moral donné à la médecine et jusqu’à une certaine paranoïa face au
risque sanitaire révèlent cet état d’esprit, fortement marqué par le refus de
la vieillesse et la négation illusoire de la mort.
Certes, l’attitude inverse existe, comme par exemple un
romantisme du mal-être, de la vie trop courte, et même de l’autodestruction, ou
une fascination pour le glauque et le malsain, mais le côté provocant de ces
postures marginales ne fait que souligner le consensus actuel autour de la
« valeur-santé ».
Le bien attaché à la santé peut aussi subir des détournements de
sens, lorsqu’on l’applique non plus à la santé d’un individu mais à d’autres
entités biologiques, à une collectivité, ou à une institution. Un champ de blé
ou une ville « en bonne santé » ne sont pas nécessairement des
écosystèmes prospères, et la santé d’une monnaie ne fait pas forcément le
bonheur des habitants du pays. Ce glissement de sens est quotidien dans les
médias, qui nous annoncent comme bonne nouvelle la santé florissante de la
bourse, du commerce extérieur, d’un marchand d’armes ou d’un club de football.
Pendant longtemps, les hommes n’ont eu pour se soigner que des
méthodes empiriques à l’efficacité incertaine. Ne pouvant toujours éviter
certaines affections graves, ni reculer longtemps la mort prochaine, ils prenaient
leur santé comme un don reçu d’en haut et accueillaient la maladie et la mort
avec un certain fatalisme. Par les progrès importants qu’elle a réalisés, ce
qui est devenu la science médicale suscite un grand respect et éveille de
grands espoirs. Dans le grand public, son discours se vulgarise et l’accès aux
traitements s’améliore, avec des conséquences importantes sur nos modes de vie.
Grâce aux soins préventifs et à la médecine moderne, nous avons
de la santé une pratique de plus en plus volontaire, mais aussi de plus en plus
artificielle. Pour notre corps, nous n’avons qu’une confiance limitée dans le
cours naturel des choses, comme le montre le succès des
« alicaments », ces nourritures faiseuses de santé, ou des activités
spécifiquement dédiées à l’entretien de la santé. Les enfants naissent presque
tous à l’hôpital et dès la jeunesse, nous entretenons jalousement notre capital
santé non seulement par l’hygiène de vie, mais aussi par des pratiques actives,
ou des médications de complément. La publicité ne s’y est pas trompée, qui
récupère en toutes occasions l’argument-santé, soulignant encore plus, s’il en
était besoin, son caractère consensuel.
Mais la limite entre la prévention et l’obsession hypocondriaque
peut être très fluctuante. Les querelles sur les diverses formes de médecines,
la difficulté à bien apprécier l’impact des risques diffus et les polémiques
sur le principe de précaution le démontrent en permanence. Dans ce domaine les
inquiétudes individuelles (parfois teintées d’égoïsme) se heurtent souvent au
cynisme voilé des intérêts économiques. De façon plus manifeste, on s’aperçoit
aussi que, par difficulté à affronter la mort, on passe peu à peu des soins
humains, mesurés et compatissants à l’acharnement thérapeutique. La mort, pour
la médecine contemporaine, serait-elle contraire aux lois de la biologie ?
S’agissant du bétail d’élevage ou des plantes cultivées, la
dérive en matière de santé artificielle devient tout de suite évidente, et en
poussant un peu la réflexion, on peut dire aussi la même chose pour les
sportifs, sélectionnés et élevés par les entraîneurs et exposant sur les stades
leur hyper-santé avec la même ostentation que les fruits et légumes sur le
présentoir du supermarché. A leur suite, une part croissante de la population, confondant
santé et jeunesse apparente, fait appel pour « être bien dans sa
peau » aux merveilles d’innombrables traitements de beauté ou livre son
corps aux rectifications de la chirurgie plastique.
Les interrogations sur les excès de telles pratiques ressurgissent
à chaque fois qu’on réfléchit au bon usage de la médecine, et ces débats
nourrissent les conversations des forums médiatiques et les réflexions de
comités d’éthique.
La question ultime et complexe est celle des limites morales ou
juridiques qu’il faudrait prescrire à ces pratiques artificielles de santé, et
des circonstances qui devraient rendre positives l’acceptation de la maladie et
de la mort.
En effet, si on reprend la définition de la santé comme bonne
marche de la vie, il n’est pas certain que la maladie et la mort soient aussi
radicalement opposées à l’idée de santé. La complexité des circonstances et la
multiplicité des points de vue obligent à mettre des nuances.
La maladie et la mort qui sont pour nous dans la catégorie du
mal, sont en général intégrées dans l’ordre naturel des choses, dans la mesure
ou aucun être vivant n’est réellement immortel. Les cas les plus extrêmes
signalent des plantes de plusieurs millénaires, mais dans le monde animal (le
nôtre) nos vieillards presque centenaires font déjà partie des plus favorisés.
Cette finitude que chacun de nous ressent si cruellement est aussi, pour notre espèce
comme pour les autres, le moyen de se renouveler. Imagine-t-on ce que serait
l’humanité si les alchimistes avaient vraiment trouvé et répandu l’élixir de
jouvence et les potions d’immortalité ?
La mort et la maladie font partie de la santé de la Nature, qui
est cruelle et gaspilleuse en même temps qu’elle est prévenante et économe. La
marée est une catastrophe écologique deux fois par jour pour de nombreux petits
organismes car le retrait de la mer sème la mort, et des incendies de forêt,
que nous jugeons catastrophiques, peuvent participer selon certaines études au
renouvellement normal des écosystèmes et à l’entretien de la biodiversité. De
même, qu’aurait été l’évolution sans les catastrophes biologiques qui ont
marqué son histoire et permis l’expansion de nouvelles espèces, dont notamment
la nôtre? Pensons aussi qu’une des maladies que nous redoutons le plus, le
cancer, est parfois décrit comme résultant d’une sorte de « refus de la
mort » par certaines de nos cellules.
En fin de compte, c’est sur des critères purement humains
qu’implicitement nous qualifions comme bonne ou mauvaise la santé d’un être
vivant ou d’un ensemble vivant. Nous jugeons bonne la prospérité d’un élevage,
et mauvaise une prolifération de vermine. Baudelaire, en décrivant
complaisamment une charogne comme un univers foisonnant de vie, a bien montré
cette ambivalence.
Si ces considérations doivent nous aider à accepter notre
condition de mortels intégrés dans le système cyclique de la nature, il ne faut
pas pour autant oublier que c’est à l’homme en société de définir ce qui est
bien (et qui n’est pas la négation de notre condition naturelle). S’il est
douteux que le contrôle humain sur la nature la rende toujours plus douce, la
cruauté de la nature sauvage n’est pas une caution morale pour celle de
l’homme. Il faut en effet se méfier de certains sophistes qui, avec une réelle
logique, sont parvenus à s’accommoder de toutes les catastrophes en les
intégrant dans l’ordre naturel, dans la marche « saine » de la
Nature : on pense au principe d’optimisme de Leibnitz, que Voltaire a
caricaturé dans Candide, mais cette attitude a aussi des versions plus
contemporaines, comme les théories du darwinisme social ou la théorie
économique des destructions créatrices de Schumpeter, conduisant certains à
accepter cyniquement faillites et chômage au nom de la bonne santé du marché.
Prenant conscience des aberrations où nous mène l’idée fausse
que la médecine est faite pour éradiquer la maladie et supprimer la mort, il
nous faut probablement en revenir à la sagesse des anciens, épicuriens ou
stoïciens, en intégrant la maladie et la mort dans la vie elle-même. Avec tout
ce que la médecine a pu inventer pour nous rendre supportable la souffrance et
reporter l’échéance finale, cette attitude devrait aujourd’hui être plus
facile. Si elle ne l’est pas, c’est que les promoteurs de nos systèmes de soins
ont cherché à se valoriser en entretenant l’espoir chimérique de l’éternelle
jeunesse et de l’immortalité. C’est cette illusion qui nous aveugle et nous
empêche collectivement ou individuellement de définir sereinement une limite
entre le refus et l’acceptation de la mort comme de la déchéance qui la
précède.
Le débat très vif qui se développe autour des excès de la
médecine ou autour de l’euthanasie montre combien il est difficile d’être sage dans
une société de consommation qui ne veut pas l’être.
En soignant notre santé d’hommes, nous pensions avoir éloigné le
spectre de la maladie et de la mort, et voilà qu’on nous annonce que c’est la
biosphère qui est malade. La biodiversité s’étiole, les écosystèmes s’épuisent,
notre planète est prise de fièvre.
La tentation est grande, comme le fait Hubert Reeves, de voir là
une analogie avec les maladies infectieuses, et de dire que la Terre aurait
attrapé « l’humanité », ou comme d’autres que l’humanité serait un
cancer pour la biosphère. Pousser cette analogie sur le plan moral et donc
condamner l’humanité nocive ennemie de la biosphère mène à une impasse, mais
cette métaphore conserve sa pertinence si on pense que nous sommes encore largement
dans la prolongation de l’ère industrielle, où la conception dominante dans les
pays d’Europe occidentale était celle de la conquête d’une nature hostile,
d’une guerre à la Nature. Il n’est donc pas faux de voir la prolifération de
l’espèce humaine comme une agression caractérisée contre la biosphère. La
question morale tient plutôt à ce que le dérèglement de la Nature qui en
résulte est susceptible de se retourner contre les hommes. Dans la nature
aussi, certaines infections microbiennes ou parasitaires se ruinent elles-mêmes
par la destruction de leur hôte.
Dans la logique de l’adaptation évolutionniste, de telles formes
de vie ne peuvent se perpétuer que si ces infections sont également
suffisamment contagieuses, de façon à infester des hôtes en grand nombre avant
la mort rapide de chacun d’eux. C’est ce qui rend si redoutables ces grandes
pandémies foudroyantes dont l’histoire a gardé le souvenir. En revanche, pour
un agent infectieux qui ne peut pas passer facilement d’un organisme à un
autre, il ne peut se perpétuer que s’il ne tue pas son hôte trop tôt, s’il peut
attendre plus longtemps le passage moins probable vers un nouvel hôte. Cette
logique poussée à l’extrême finit par aboutir au commensalisme et à la
symbiose, lorsque « l’infection » est bénéfique pour l’organisme
infecté.
La prolifération de l’humanité à la surface de la Terre relève
plutôt de ces derniers exemples. Après avoir mis la biosphère à plat, nous
n’aurons pas (même si certains en rêvent) la possibilité d’aller
« contaminer » une autre biosphère. Quand bien même nous serions une
des maladies de la Terre, il nous faut donc nous comporter comme une maladie
« chronique », c’est à dire parasiter notre hôte sans le détruire,
profiter de ce qu’il peut nous apporter sans l’épuiser trop, voire même
organiser avec lui une symbiose coopérative dans la logique du jardinier.