Bonheur

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Le bonheur, nous en parlons souvent en formulant des voeux, au nouvel an, à d’autres fêtes, pour un mariage ou une naissance, mais très probablement sans réfléchir vraiment au contenu précis de ces souhaits de bonheur.

Le bonheur est paraît-il une de nos principales raisons d’être, on prononce le mot comme si on savait précisément ce dont il s’agit, mais c’est pourtant une notion très difficile à cerner. Des siècles de philosophie ont proposé différentes conceptions du bonheur personnel ou collectif. André Compte-Sponville définit ainsi la philosophie comme l’amour de la sagesse, c’est à dire d’un bonheur sans illusions ni mensonge ; et il cite Epicure: « la philosophie est une activité qui, par des discours et des raisonnements, nous procure la vie heureuse » . Aujourd’hui encore, on se réfère aux hédonistes, aux épicuriens, aux stoïciens, et on se ressource dans les philosophies politiques des lumières, en espérant s’approcher du bonheur pour soi ou pour la société. Des siècles de réflexion n’ont cependant pas épuisé la question, notamment parce qu’avec l’évolution des civilisations, les conceptions du bonheur et leurs implications se sont transformées.

Plutôt que de traiter mal la question du bonheur vue par la philosophie, je développerai ici comment notre monde contemporain marchand produit une certaine idée du bonheur et quelles illusions recèle cette idée qui semble tenir lieu de philosophie aux sociétés d’aujourd’hui.

 

Le bonheur individuel et ses composantes

Si on lui pose la question, chaque homme sait à peu près dire, dans cet instant, s’il est heureux ou non. Ensuite, il lui devient plus difficile, voire impossible de faire de son bonheur un bilan sur une période longue, ou sur la durée d’une vie. Il lui est tout aussi difficile de juger du bonheur d’un autre. L’appréciation du bonheur ne peut donc être que fluctuante et hasardeuse.

Sommes-nous à la recherche de bonheurs ou de plaisirs ? Si on compare bonheur et plaisir, il y a dans le bonheur une authenticité qui n’est pas contenue dans le plaisir. On peut procurer le plaisir par des artifices, il peut n’être que superficiel. Le vrai bonheur est plus profond que la pure sensation (passagère ou durable), il suppose une certaine plénitude.

Si on cherche à analyser, on peut dire qu’il y a des composantes du bonheur, qui sont largement reconnues, mais auxquelles chaque individu n’attachera pas la même importance. Dans cette liste, on retrouve généralement la santé physique et psychique, la liberté, l’amour, la prospérité familiale, la réussite sociale, un certain degré de richesse de sécurité et de confort. Il faut aussi ajouter un minimum de justice, et l’espoir, qui permet, à défaut de véritables bonheurs présents, de remplir l’attente des jours meilleurs et d’accepter les sacrifices.

Il y a des conditions (ou des circonstances) du bonheur, mais il y a aussi des degrés,  de grands et de petits bonheurs. Il y a des bonheurs qu’on trouve, ou qu’on saisit au vol, et d’autres qu’on construit. Il y a des bonheurs sans ombre et des bonheurs coupables. Il y a surtout des moments ou de périodes de bonheur, car le bonheur est éphémère. C’est un sentiment qui s’apprécie dans l’instant. Les bonheurs enfuis laissent de doux souvenirs ou des regrets sans fin, parfois des désillusions. La sagesse collective exprime et raconte tout cela dans d’innombrables proverbes, poèmes et chansons.

Pour être heureux il faut être vivant, mais le bonheur n’est pas exclusivement humain, on peut même se demander s’il ne relèverait pas pour beaucoup de notre part animale. L’intelligence de l’homme, sa conscience ne le rendent pas forcément heureux. S’il y a des animaux dont l’existence semble inquiète, pénible, mécanique ou morne, nous en voyons d’autres qui semblent profiter de la vie, sans souci de l’avenir ni des autres et nous nous prenons à envier leur bonheur sans nuages. La dimension animale de l'homme se traduit notamment par une sensibilité non seulement physiologique mais aussi psychologique à la qualité de son environnement naturel. Cette sensibilité n'est pas toujours consciente, mais toutes les civilisations et la très grande majorité des hommes reconnaissent le plaisir évident qu'il y a à se ressourcer dans le contact avec une nature harmonieuse. On peut penser qu'il s'agit là d'un résultat de l'évolution de notre espèce dans son environnement.

 

Le bonheur collectif

Peut-on être heureux seul ? Le bonheur des autres est-il une condition du bonheur de chacun ? qu’est-ce que le partage du bonheur ? Faut-il pour être heureux l’être plus que les autres ? Autant de questions liées à la dimension sociale de l’animal humain. Une part importante du bonheur de l’individu tient au bonheur de ceux auxquels il est attaché. Un des ciments de la société, la sympathie, qui est la capacité de souffrir des souffrances de l’autre, implique que le bonheur de cet autre nous est aussi précieux. Mais à l’inverse, par la jalousie, le bonheur de l’un peut se voir terni par le bonheur d’un autre. On peut ainsi développer des conceptions du bonheur opposées, coopératives ou concurrentielles selon qu’on a de l’homme une vision angélique ou pessimiste. Plus généralement, dans la société ou se développent des logiques contradictoires complexes, on voit souvent s’opposer l’intérêt collectif et les intérêts particuliers.

Les responsables, souverains ou élus, en charge du bonheur de leurs peuples doivent donc arbitrer entre ces multiples visions. Il en résulte des conceptions politiques différentes. Avec la modernité, on critique l’injustice des souverains et on n’accepte plus de payer un hypothétique paradis au prix du malheur terrestre, et cela suscite l’émergence de nouvelles philosophies politiques. Les peuples ont alors voulu construire leur bonheur dans ce monde, et les sociétés démocratiques d’aujourd’hui, que l’histoire a rendues prudentes face aux sauveurs charismatiques ou aux porteurs d’utopies, ont essayé de gérer le bonheur collectif par l’organisation démocratique des procédures autant que par la discussion raisonnée des enjeux.

 

Peut-on et faut-il quantifier, mesurer le bonheur ?

Le besoin démocratique de rationnalité  a peu à peu fait émerger des visions quantitatives du bonheur. Les utilitaristes, et d’autres après eux, philosophes, économistes, juristes, théoriciens politiques, sociologues, ont cherché à construire une science du bonheur collectif, prenant l’habitude de penser cette question en termes mathématiques, quantifiant le bonheur et ses composantes selon diverses formules. Mais comment doit-on comptabiliser le bonheur ? en intensité, en durée, en nombre de personnes concernées ? Peut-on mettre sur le même plan la santé, la richesse, l’amour, la satisfaction artistique, la gloire, les privilèges ? Pour des raisons de commodité, la richesse individuelle ou collective est ainsi devenue le critère dominant du bonheur officiel, et il n’est pas exagéré de dire que les philosophies politiques dominantes ont complètement intégré cette vision économiste du bonheur. Le libéralisme et le marxisme, malgré leur opposition qui a longtemps polarisé le débat politique, sont tous deux imprégnés de cette conception.

Il faut pourtant admettre que cette réduction trop commode du bonheur à une monnaie unique est sans issue et qu’elle rend la comptabilité économique fallacieuse. Nos dirigeants, en charge d’un bonheur collectif à gérer et à répartir sans autre critère objectif que des relevés statistiques, ont donc une tâche impossible. Les esprits les plus humanistes ne peuvent pas aller au delà d’un redressement de la vision purement monétaire par quelques correctifs pour prendre en compte des composantes moins directement matérielles, comme la liberté, la santé, ou l’éducation. Ainsi des voix s ‘élèvent pour tenter de substituer au sacro-saint PIB un indicateur moins biaisé tel que l’IDH proposé par Amartya Sen. On peut y voir une bonne évolution des mentalités, mais cela reste une commodité à l’usage des gestionnaires.

A défaut d'indicateurs simples et pertinents du bonheur, il existe des indices de mal être qu'il faudrait maintenir le plus bas possible: le taux de suicides, de décès par mort violente, peut-être même aussi de divorces et de personnes sans descendance devraient constituer des signaux d'alarme à prendre très au sérieux.

 

Le « bonheur »  contemporain

Malheureusement pour notre environnement, le simplisme de la vision économiste du bonheur favorise la dynamique conquérante de la machine commerçante. Animée par la compétition des bonheurs individuels assimilée au bonheur pour tous, la marchandisation de tous les domaines de l’activité humaine se poursuit, non sans quelques pansements caritatifs appliqués sur certaines injustices trop voyantes. La nature elle-même, devenue marchandise sous forme minière, agro-alimentaire ou touristique, est victime de convoitises prédatrices au nom d’un prétendu bonheur pour tous.

Devenue dominante, cette machine commerçante mondialisée propose une conception matérialiste et monétariste du bonheur, qui se propage par le discours publicitaire, repris dans la vulgate médiatique et même politique. Cette propagande confond le plaisir du consommateur et le bonheur de l’homme, entretient et fabrique des frustrations qui font tourner la machine à profit en chassant un « bonheur » par un autre tout aussi éphémère. Plus grave encore, elle infiltre les esprits par son omniprésence, brouillant les valeurs les plus confirmées par une récupération éhontée. Sans nier que certains achats puissent parfois être source de réels bonheurs, il faut dénoncer l’abus constant que la publicité commet en assimilant le bonheur à l’objet consommé ou acheté.

En gavant le consommateur de produits packagés et de beaux discours, la société de consommation nous traite en animaux d’élevage repus mais dociles et captifs. Ayant triomphé contre les totalitarismes nationalistes et communistes, elle se couvre du drapeau de la liberté pour mieux masquer l’enfermement insidieux dans lequel elle nous enveloppe. Notre bonheur passe-t-il réellement par notre dépendance vis à vis des puissances industrielles, commerciales et financières, et par l’abandon de nos intérêts démocratiques  à des mécaniques marchandes ? Implique-t-il cette démesure consommatoire qui dévore la planète et nous entraîne vers les catastrophes ?

 

Retrouver la sagesse et sortir des visions réductrices du bonheur

A l’évidence, le bonheur qu’on nous propose est illusoire et mensonger. Pour reprendre la formule d’André Compte-Sponville citée plus haut, il n’est donc pas sage.

Dans « la Convivialité », Ivan Illich considère que l’amélioration du bien-être ne doit pas se faire au détriment de l’autonomie (matérielle ou intellectuelle), et préconise de mesurer le progrès selon ce double critère. Conformément à sa théorie d’un bilan décroissant au delà d’un certain seuil, il propose une philosophie de sobriété, d’acceptation de certaines limites, et cherche à redéfinir les critères du progrès. La sobriété illichienne ne cherche pas tant à rationner le bonheur qu’à renouer avec les conditions réelles de son épanouissement.

Ainsi, il y a des limites au bonheur souhaitable, pour l’individu comme pour la société. Ce bonheur ne peut pas se payer par le malheur des opprimés, par des destructions irréversibles de l’environnement, par l’inconscience envers nos descendants. Il y a donc des bonheurs coupables qu’il nous faut apprendre à identifier, à refuser, ou à interdire. Mais fort heureusement, il reste bien d’autres formes de bonheurs possibles à l’intérieur d’une société mondialisée consciente de ses limites. Cela suppose une pacification non seulement politique mais aussi commerciale, économique et technique, arbitrée par des institutions à l’échelle de ces problèmes. Cela passe aussi par une diffusion des savoirs intellectuels et techniques permettant de vivre matériellement en équilibre avec nos ressources. Ces savoirs accumulés par les cultures humaines existent déjà en grande partie, mais la difficulté n’est pas tant d’inventer cette utopie de l’équilibre que d’amorcer politiquement la transition.

Pour cela il faudra que les responsables de la société cessent de penser en fonction de systèmes quantitatifs déformants et simplistes. La nécessité de penser la politique et l’économie sans se noyer dans la complexité ne justifie pas une dénaturation aussi réductrice de la notion de bonheur. La croissance économique (celle du PIB) ne devrait plus être assimilée au Progrès. Répétons encore que le bonheur est un phénomène multidimensionnel très complexe, et que la société n’a pas à « faire » le bonheur de ses membres, mais à en assurer certaines conditions. Son rôle (et son devoir) est de favoriser son émergence, d’ouvrir des possibilités en matière de santé, de savoir, de culture, de confort, d’épanouissement, et d’espoir. Ces possibilités doivent être mesurées à l’aune de leur pertinence à long terme (ce que la mécanique économique libérale est incapable de faire) et donc, cela suppose de l’organisation, de l’arbitrage, de la redistribution et de la justice.

Les philosophes des Lumières réfléchissaient à ce qu’ils appelaient le Souverain Bien. Que reste-t-il de cette recherche dans la « gouvernance » des politiques actuelles ? Nous sommes aujourd’hui face à l’éventualité sérieuse d’une catastrophe pour nos descendants. L’espoir de l’atténuer pour qu’ils puissent la surmonter au mieux ne vaut-il pas un peu de renoncement, un peu de sobriété, un peu de sagesse ?

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