LE BIEN, LE MAL, LA MORALE

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Autrefois, la question du bien et du mal, ou celle du bien agir, c’est à dire la question de la morale, se posaient en termes relativement simples. Les philosophes les plus reconnus pouvaient y réfléchir, proposer leur vision morale, et même si les points de vue prêtaient à discussion, la nécessité de définir un bien et d’énoncer une morale ne suscitaient pas de doute. Les philosophes des Lumières, comme ceux du XIXe siècle le montrent abondamment. A ces époques, il était évident que la morale devait dicter à chacun un idéal de conduite et inspirer l’organisation des sociétés. On pourrait s’attendre à ce que cette idée plutôt simple (quoique complexe à mettre en pratique) soit encore aujourd’hui au cœur des réflexions de la philosophie, et plus généralement de la philosophie.

Et pourtant, aujourd'hui il faut admettre que la morale n'a pas bonne presse. Celui qui prétend invoquer le bien et la morale est vite vu comme un penseur simpliste, et renvoyé au relativisme ambiant. Il se voit souvent dénigré, traité de moraliste, de moralisateur ou même pire de "bisounours" quand ce n'est pas d’ayatollah. On entend en permanence les personnages publics interrogés dans les médias proclamer "qu'ils n'ont pas de leçons de morale à recevoir" (de leurs adversaires, de ceux qui les questionnent, etc...). Ce qui par essence aurait dû être positif a pris une connotation négative : le moralisme, la "moraline" que dénonçait Nietsche, le politiquement correct, le consensus mou, les bons sentiments, la bien-pensance, sont des termes couramment employés pour disqualifier toute recherche du bien, autre que purement personnelle et privée.

Ce singulier retournement de valeurs a des causes multiples :

·   l'ébranlement des certitudes après les horreurs des guerres de religion, des épisodes nationalistes ou des utopies totalitaires,

·        la description par la science d’un monde matérialiste sans valeurs humaines explicites,

·     le repli sur le jugement individuel après le recul de la religion et la valorisation de la personne libre,

  ·     l'instauration de démocraties, dont les défauts résulteraient des individus plutôt que de l’organisation,

·    le relativisme culturel  qui s'est instauré suite à la la confrontation des systèmes de valeurs émanant des multiples cultures mises en concurrence par la mondialisation,

·        le brouillage des hiérarchies entretenu par l’inflation émotionnelle dans les médias,

·    dans ce contexte de valeurs en crise, l'instauration d’une pseudo morale fondée sur la vision économique et commerçante.

Cette régression des valeurs collectives n’en est pas moins en contradiction avec nombre de discours et d’injonctions appelant à la responsabilité individuelle pour échapper aux divers méfaits collectifs de notre époque: exploitation des inégalités Nord-Sud, crise environnementale, dérives de la permissivité culturelle.  Du reste, le retour de l'éthique affichée partout montre bien que le besoin de repères pour s'orienter dans notre monde complexe est loin d'être assouvi. L'éthique se distingue peu de la morale du point de vue pratique, elle prétend seulement être mieux fondée, puisqu'elle invoque la raison plutôt que la croyance ou la coutume. Cette distinction est bien commode dans un débat pour disqualifier comme moralisateur l'adversaire qui s'appuie sur ses valeurs, et lui opposer avec une pointe de pédantisme une "éthique" en principe "mieux raisonnée" et "plus universelle".

Notre époque est donc manifestement dans un certain égarement moral, ou si l'on préfère éthique. Le microcosme politique qui n'est pas avare d'entorses à la morale affiche sa volonté de "moraliser le capitalisme", les banques qui n'ont aucune honte à dénigrer les "bisounours" lorsqu'on les met face aux malheurs que leurs choix ont pu provoquer nous proposent des "placements éthiques", et les mêmes éditorialistes peuvent exiger des politiciens un comportement moral tout en refusant énergiquement le moralisme qui briderait leur liberté. Les polémiques récurrentes sur l'évolution des moeurs et les "sujets de société",  sur la transgression artistique ou sur la morale à l'école illustrent tout cela.

La morale est fondée sur des valeurs, et parmi elles, le philosophe Ruwen Ogien distingue celles qui se rattachent au bien (formes du bonheur, valeur de l'individu, ...) de celles qui relèvent du juste (respect, équité, ...). Le bien est une question individuelle, et donne lieu (surtout aujourd'hui) à de fortes variations, alors que le juste qui concerne notre rapport aux autres suppose un certain accord entre les citoyens. Le moralisme est pour Ruwen Ogien un abus qui consiste à vouloir imposer au niveau collectif une forme unique de bien. Ainsi énoncé, le passage entre le bon et le mauvais usage de la morale peut sembler suffisamment délimité, mais le mode de vie contemporain a rendu complexe cette distinction car nous sommes aujourd'hui confrontés à la complexité des chaînes causales qui peuvent donner à nos choix privés une dimension collective. Ce phénomène est un corollaire de l'efficience que les sociétés modernes ont conquise avec la division du travail, la puissance technique, les connexions internationales et la complexité des circuits de décision.

Le fait qu'une morale soit fondée sur des croyances, des superstitions ou des coutumes peut la rendre fragile face au raisonnement critique, mais cela n'invalide pas forcément son contenu. Toutes les morales préconisent des formes d'amour, de charité, de respect, d'honneur, de justice. Il y a cependant de fortes variations culturelles, et aussi la difficulté pour les morales traditinnelles de s'adapter à l'évolution (aujourd'hui rapide) des civilisations. Mais beaucoup de convergences subsistent qui peuvent nous laisser penser que le passage de la morale à l'éthique relève parfois de la justification a posteriori. En d'autres termes, on pourrait presque se demander s'il ne serait pas plus judicieux parfois de rechercher une morale universelle dans la convergence des morales bien établies que dans les méandres du raisonnement éthique.

Les morales qui avaient cours autrefois étaient plus ou moins bien ancrées dans la culture des sociétés, à la stabilité desquelles elles avaient grandement contribué. Pour Axel Kahn, la morale est un produit de l'évolution des sociétés humaines, la complexité du comportement individuel risquant de mettre en danger le groupe et rendant nécessaire une régulation. Il suppose ainsi que seules les sociétés capables de contrôler leurs individus par une morale propageant certaines valeurs essentielles ont réussi à se perpétuer. L’observation des sociétés de primates ou de groupes d’animaux au comportement individuel complexe montre l’existence de règles sociales assimilables à des éléments de morale.

Au sujet des morales humaines, je ne reviendrai pas sur leurs qualités réelles, ni sur la pertinence de leurs fondements, ni sur les facteurs multiples de leur régression, même si ces questions ont notamment à voir avec les replis fondamentalistes qui agitent notre époque. Je pense cependant que la dilution contemporaine de la morale dans la permissivité et même le cynisme commerçants participent grandement à l’irresponsabilité de fait des hommes envers leur planète et envers les générations futures. 

En effet, plusieurs penseurs (parmi lesquels notamment Jean Claude Michéa ou Patrick Viveret) montrent que la pensée libérale née au XVIIIe siècle en Angleterre, qui préfère que l'harmonie sociale tienne à l'équilibre des égoïsmes plutôt qu'à des valeurs partagées, se fonde sur un pessimisme qui se veut pragmatique. Ce scepticisme radical quant aux valeurs morales trouve ses origines dans les malheurs engendrés par les guerres de religion. L'assimilation par une certaine pensée économique (et hélas politique) de l'affairisme au bien collectif s'appuie ainsi sur le large discrédit de toute morale, autre que privée. Les valeurs humaines naturelles ou terrestres sont ainsi victimes d'un traitement à géométrie variable qui va du simple mépris à la récupération la plus éhontée, tout cela au service d'une mondialisation marchande et financière qui refuse les limites et surexploite les hommes comme la géographie.

Face au danger qui menace tout autant la Nature que la civilisation, il est donc nécessaire, d’une manière ou d’une autre, de reprendre le fil de cette réflexion et de se poser la question d’une morale (au sens philosophique) pouvant être partagée par le plus grand nombre, et capable de guider les Terriens d’aujourd’hui.

Une telle morale est évidemment à recomposer à partir des acquis collectifs de l’humanité: compréhension scientifique de l’Univers et de la place de l’Homme dans la Nature, établissement d’un ensemble de valeurs fondamentales et universelles, leçons de l’histoire politique et culturelle, considération pour toutes les formes de sagesse appartenant à cette histoire, etc… . Dans "La cause humaine", Patrick Viveret propose de faire une synthèse du meilleur de la modernité (notamment l'épanouissement individuel) avec le meilleur des traditions (le sens des solidarités, le rapport à la Nature).

Quelques amorces de cette réflexion sont notamment proposées par Hans Jonas dans le Principe Responsabilité ou par Edgar Morin dans Terre-Patrie .

Quelques fondements pour des valeurs universelles :

·        reconnaître que nous sommes héritiers de l’évolution au cours des ères géologiques,

·        que nous sommes héritiers de l’histoire humaine depuis des millénaires,

·        en apprécier toute la singularité et la valeur, mais aussi la complexité

·        constater notre solidarité avec la Terre et ses habitants, actuels et futurs

·        accepter notre rôle de maillon dans cette longue chaîne historique,

·   constater notre responsabilité proportionnée à notre puissance d’action envers ce monde où nos évoluons,

·      et refuser d’en être les fossoyeurs conscients, par un égoïsme implicite d’individu, de peuple, d’espèce ou d’époque.

A l’aune de ces fondements, apprécier les actions et les choix et faire passer le message de cette morale rénovée. Une justice pensée à l'échelle planétaire et un bien qui intègre la nécessité de préserver la santé de la Biosphère conduisent à ce que cette morale prône un bonheur sobre cadré par des limites acceptées et s'oppose ouvertement au prétendu hédonisme consommatoire. Il ne faut donc pas s'étonner qu'elle bouscule bien des intérêts et rencontre de fortes résistances utilisant notamment la toute puissance du discours publicitaire.  

Dans cette démarche, il faut se garder de croire qu’une morale capable de concilier les valeurs humaines avec la santé de la biosphère serait une morale exclusivement fondée sur l’absence de perturbation au cours « naturel » des choses.

Peut-on du reste parler d’un bien naturel ? la Nature nous donne-t-elle des leçons de morale ? La Nature est-elle elle-même morale ?

Comme il a été dit plus haut, on a pu montrer que la morale n'est pas une invention de l'espèce humaine, mais un développement de ce qui s'observe pour plusieurs espèces animales qui présentent à un état au moins élémentaire des comportements régulés par l'intérêt du groupe, par l'empathie, et même par les préférences individuelles. On a montré notamment le rôle important de certains neurones, dits neurones miroirs, dans la représentation de l'individu et son identification à ses congénères. Donc si la Nature en elle-même n'est pas morale, il y a dans certains groupes d'êtres vivants des exemples de morale.

Pourtant on redira ici que la question de la morale est essentiellement humaine, dans la mesure ou  sur Terre, on peut admettre que seuls les hommes associent un énorme pouvoir d'action à une volonté élaborée, un libre arbitre. Mais la Nature nous donne aussi des leçons, d’harmonie, de beauté, de durabilité, qu’il importe de bien comprendre et qui peuvent éventuellement nous inspirer. Un choix dans les exemples s'impose car la Nature nous donne également des leçons de cruauté, d’incohérence, d’absurdité, de gaspillage, de bizarrerie, de bêtise. C’est à nous de savoir observer, de juger et de choisir dans l’exemple de la Nature, ce qui correspond aux valeurs que nous voulons promouvoir.

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