Aujourd’hui tout le monde est écologiste. Alors qu’il y a
vingt ou trente ans la revendication écologiste restait confinée aux marginaux
néo-hippies, nucléophobes et passéistes, elle est maintenant devenue un refrain
omniprésent. Doit-on interpréter ce phénomène comme un mouvement de fond, une
mode passagère ou un opportunisme sans conviction ? Comment discerner
parmi tous ceux qui se proclament écologistes ?
Commençons par rappeler qu’ici l’écologiste n’est pas le
chercheur en écologie (celui qu’on appelle l’écologue), à moins que
l’écologiste - chercheur ne se soit lui aussi mué en défenseur de
l’environnement. Dans le langage courant, l’écologiste est celui qui a pris
parti pour défendre l’environnement face aux menaces qui pèsent sur lui. Ce
point de départ général peut conduire à des postures aux formes multiples, plus
ou moins théorisées, confuses ou explicites, globales ou partielles. Cette
diversité des approches et des modes d’action fait qu’on parle de
« nébuleuse écologiste », soulignant aussi par là une difficulté à
constituer un mouvement cohérent et uni. Sans remonter à la préhistoire de la
pensée écologiste, l’histoire de ce mouvement ou plutôt de cette mouvance
correspond au ralliement progressif à une même cause de personnes aux parcours
et aux motivations extrêmement variés (défenseurs de la nature ou des animaux,
scientifiques, journalistes, consommateurs, militants politiques, mouvements
philosophiques, associations locales, lobbyistes, etc…). Sans que cela ne fasse
une unité, tous nourrissent la même inquiétude sur la santé de la biosphère et
ses répercussions pour le bien être des hommes. Car au delà de leur diversité,
s’il y a probablement une chose que la grande majorité des écologistes
partagent, c’est l’idée que la responsabilité de l’homme vis à vis de son
environnement est centrale dans l’évolution future de la civilisation. Revenons
sur cette diversité des écologistes et les problèmes qu’elle pose.
Les bonnes idées devraient appartenir à tous, mais peut-on
alors admettre toutes les récupérations, les détournements, les usurpations et
les brouillages ?
Même si ce n’est pas toujours facile à apprécier, un
écologiste authentique devrait se distinguer par la sincérité de ses
convictions, par des motivations humanistes et solidaires, par un discours
cohérent et rationnel, se traduisant en actions autant que possible suivies de
résultats tangibles. Il conviendrait donc d’être méfiant ou au moins réservé
envers les discours hypocrites, l’écologie trop égoïste ou commercialement
intéressée, les conceptions ésotériques, et les actions inefficaces ou
contre-productives. Ces distinctions ne sont pas toujours faciles, mais au
moment ou précisément les idées écologistes se répandent, il est important de
ne pas les laisser noyer dans une trop grande confusion.
Un consensus trop rassembleur peut devenir inconsistant ou
même incohérent, mais la trop grande rigueur de pensée peut aussi tourner au
sectarisme et à l’enfermement. Le choix entre ces extrêmes est difficile, mais
incontournable, il requiert une pensée bien consolidée, une claire conscience
des doutes et de la cohérence entre les idées et les actes. Pour accorder les
esprits, d’importants efforts de pédagogie sont donc nécessaires. On se
rappellera utilement que ce problème est sous le règne de la complexité, et
qu’une latitude de jugement importante est nécessaire pour ne pas trancher
selon des idées simplistes ou mal hiérarchisées.
Tout en se gardant de trop de naïveté ou de relativisme, il
faut en quelque sorte admettre que le monde des écologistes soit lui aussi
sujet à une certaine « biodiversité ».
Cassandre est une héroïne malheureuse. Toujours pessimistes,
ses prédictions n’en étaient pas moins vraies, et l’incrédulité qu’elles
rencontraient laissait la voie ouverte aux catastrophes. Lorsqu’on traite
l’écologiste de Cassandre, veut-on alors dire par là qu’il a raison sur le
fond, mais qu’il a tort de faire peur ? Mais face à la crise actuelle,
peut-on être lucide sans être alarmiste?
Effectivement, l’écologiste est un inquiet. N’ayant pas
comme bien des gestionnaires actuels le nez dans le guidon, il est préoccupé
par un futur qui va au delà des échéances politiques et économiques. Il a vu
son environnement se transformer dans les décennies récentes, il pense aux
générations à venir, ses enfants ou petits enfants, et constate que si elle ne
change pas sa route, l’humanité court à l’accident . Il tire donc le signal
d’alarme.
L’écologiste a souvent peur, ou plus précisément, il nourrit
des craintes, pas toujours pour lui-même, mais pour d’autres, ses descendants,
ses concitoyens, les animaux, les plantes. Il s’interroge sur le devenir du
progrès humain et de l’harmonie sociale face à la crise environnementale et,
volontairement ou non, transmet aux autres ses craintes ou sa peur. Il espère
rallier du monde à cette cause et inciter ses contemporains à se saisir du
problème qu’il soulève. C’est ce que Hans Jonas nomme « l’heuristique de
la peur ».
Notre époque soi-disant hédoniste n’aime pas cette idée,
dont le but ultime est pourtant d’éviter que la prédiction pessimiste ne se
réalise. C’est pourquoi on dénigre (quand on ne le condamne pas) l’écologiste
rabat-joie, alarmiste et culpabilisant. L’ennui dans tout cela est qu’avec le
temps, la réalité a plutôt confirmé ces alarmes auxquelles on n’avait pas voulu
croire. Les scientistes technophiles et sûrs d’eux-mêmes n’ont pas manqué de railler les sceptiques et les trop prudents (ceux qui ne croyaient pas à
l’automobile en 1900, etc…), mais ils n’ont pas été les seuls à voir clair
avant les autres. Depuis que les menaces se précisent et malgré quelques soubresauts polémiques, ils ont un peu perdu de
leur crédit dans l’opinion.
Il se dit aussi que la peur est contreproductive, qu’elle ne
n’arrivera pas à convaincre et qu’il ne sert à rien de s’alarmer outre mesure,
ou en tous cas de le montrer.
Mais pour ceux-là qui ont peur de la peur, qui ne veulent
pas croire aux effets salutaires de la contrainte et à la pédagogie de la
catastrophe, rappelons aussi que bien des écologistes sont aussi motivés par le
choix positif d’une vie plus épanouissante, préférant une indépendance sobre et
librement assumée à l’aliénation des drogués de la consommation.
Dans la mesure où l’écologiste a du futur une vison au moins inquiète, sinon franchement pessimiste, il s’oppose à une conception simpliste du Progrès, à une confiance béate dans l’avenir qui ferait oublier les difficultés présentes et les aléas de parcours. La religion du Progrès, en postulant un futur radieux, en arrive assez naïvement à assimiler tout changement, toute innovation à un bien (ou plus hypocritement à une étape vers le bien). L’écologiste a appris une certaine défiance, il fait de l’évolution de la civilisation un bilan mitigé, et même très critique sur certains sujets. Envisageant le futur sous des aspects multiples, il cherche des issues aux impasses actuelles en s’intéressant aux leçons du passé autant qu’en réfléchissant aux innovations les plus judicieuses. C’est par une simplification irréfléchie (et souvent par pure malveillance) qu’on caricature la pensée écologiste en lui imputant des envies de « retour à la bougie » ou même qu’on l’assimile à certains fondamentalismes totalitaires. Le Progrès au sens plein de ce terme est une idée trop complexe pour autoriser les jugements binaires. C’est le mérite notamment des écologistes de nous avoir rappelé cette complexité.
Pour disqualifier l’écologie politique, on utilise souvent cet
argument, soulignant les coûts de la conversion écologiste autant que l’oubli
apparent par les écologistes de nombreuses urgences politiques ou sociales. La
diversité des écologistes autorise à l’évidence ce type de reproches à l’égard
d’une partie d’entre eux. Sur le fond du problème il faut d’une part nuancer la
question du coût de la mutation et d’autre part aborder celle des urgences sous
un angle moins simpliste.
Il est évident qu’une partie des changements requis par les
impératifs écologiques ont un coût qui fait obstacle à leur adoption par le plus
grand nombre. Il reste que certains changements sont aussi générateurs
d’économies, que cette question du coût peut se présenter différemment selon
qu’on raisonne à court ou long terme, et que si la volonté politique est là,
bien des moyens existent pour compenser les difficultés engendrées par ces
coûts.
De même la question des urgences mérite d’être recadrée. D’une
part, l’inertie énorme de la mutation écologiste impose de caractériser
effectivement comme réellement urgents des problèmes situés dans un futur
apparemment lointain. D’autre part nombreux sont les écologistes qui sont
arrivés à cette position pour des raisons simplement humanistes et qui le
prouvent aussi en s’engageant quand ils le peuvent pour les autres urgences
sociales et politiques, même si en adoptant une éthique écologiste ils
préconisent parfois des solutions différentes. Enfin il faut voir aussi que
bien des urgences politiques et sociales sont le résultat même de l’ignorance
délibérée des impératifs écologiques par la géopolitique ou l’économie les plus
cyniques, et qu’on doit aux écologistes de le mettre en lumière. Le monde est
traversé de conflits liés aux appétits pétroliers, et on sait à quel point les
délocalisations permettent aux multinationales d’échapper à leurs obligations
sociales autant qu’environnementales.
Il est évident qu’une bonne part de ces critiques à l’égard des
écologistes sont tout à fait fondées, justement du fait même de la variété des
positions (voir plus haut « vrais et faux écologistes ») et des
contradictions inhérentes aux périodes d’interrogation et de transition. Il est
donc normal que ces critiques alimentent les débats autour de l’écologie.
Toutefois, il me semble que bien souvent, ces discours, loin d’être constructifs, visent à disqualifier plus ou moins insidieusement celui qui s’exprime comme écologiste, essentiellement dans le but d’évacuer les questions réelles qu’il pose et qu’il faudrait résoudre.
Si nous n’écoutons pas les écologistes, sous prétexte
qu’ «ils» sont moralistes, passéistes ou alarmistes, qu’ils préfèrent les
animaux aux hommes, qu’ils sont favorisés, ou qu’ils n’ont pas eux-mêmes un
comportement exemplaire à cent pour cent, si nous n’essayons pas à partir de ce
foisonnement écologiste de faire émerger des priorités bien mesurées, nous
faisons le jeu de ceux qui pensent que leur intérêt est dans la poursuite des
logiques nocives en cours et qui ne sont pas les derniers à entretenir la
confusion des valeurs. L’histoire politique de ces dernières décennies a montré
que malgré le scepticisme généralisé auquel ils se sont heurtés, les
écologistes dans leur ensemble ont bien souvent eu raison avant les autres. La
cohérence de pensée et d’action à partir de positions multiples, fondamentale
pour l’évolution des choses, reste une construction très difficile. Elle est
aussi très facile à détruire par le brouillage , le dénigrement et la caricature.
Ils reposent sur quelques constats incontournables, et sur
une sorte d’impératif métaphysique qui consiste malgré tout à envisager un avenir positif
pour l’humanité.
Nous sommes des Terriens (comme le dit Edgar Morin dans
Terre Patrie), tous tributaires de la biosphère et à ce titre, solidaires entre
nous et avec l’ensemble de la Nature.
Notre pouvoir d’action accru dans cette Nature nous donne
vis-à-vis d’elle une responsabilité forte (Hans Jonas, Le Principe
Responsabilité),
Il nous faut donc inclure dans nos décisions le respect de
la vie et des générations futures.
Au delà de ces certitudes d’ordre général, la complexité des
questions écologiques nous oblige à être circonspects vis à vis des dogmes
(économisme, consumérisme, scientisme, progressisme messianique, retour
fondamentalistes), à garder un doute salutaire qui ne soit pas paralysant. Nous
devons aussi comprendre et accepter que les transitions supposent des états
intermédiaires qui peuvent être contradictoires. La conversion écologiste de la
civilisation est en effet une démarche, un mouvement progressif, et non un
passage instantané (magique ou brutal) à un état idéal.