« On n’arrête pas le Progrès ». Ce lieu commun fait moins allusion au Progrès au
sens philosophique du mot (avec ce que ce la peut contenir d’espoir) qu’au
progrès technique, qui va sur sa lancée depuis les débuts de l’Humanité, et qui
semble s’accélérer avec l’accumulation des connaissances et des savoir-faire.
Quels sont les facteurs de l’évolution technique ? En quoi
cette évolution est-elle effectivement un Progrès ? Où nous
mène-t-elle ? Quel contrôle avons-nous sur elle ? Ces questions sont
au cœur de la problématique contemporaine, et pour schématiser, elles opposent
les technophiles confiants aux technophobes méfiants, réticents ou hostiles.
Nous avons dit à quel point l’homme se distingue des autres
animaux par sa capacité à transformer son environnement au moyen de la
technique. On retrace l’évolution de l’humanité en référence à cette
évolution technique, identifiée notamment
par les restes d’outils retrouvés dans les sites archéologiques (pierre
taillée, pierre polie, bronze, fer, etc…) et cette manière de caractériser les
époques dit assez la place que prend l'évolution technique dans notre
vision de l’histoire humaine. A contrario, on caricature souvent la position
des « technophobes » en leur prêtant l’intention de « retourner
à la bougie, ou même à l’âge de pierre ».
Il y a donc évolution technique. Commençons par en faire un
inventaire très général
· Sécurité alimentaire : après le perfectionnement des techniques de pêche et de chasse, on a vu apparaître l’élevage et l’agriculture. Ces techniques ont ensuite évolué, par la sélection des espèces domestiques, par diverses techniques agricoles, par la mécanisation, les techniques de conservation des aliments, les intrants chimiques et pesticides, les biotechnologies
• Transports : domestication d’animaux de transport ou de trait,
roue, chars et chariots, navigation à rame et à voile, cartographie et
techniques d’orientation, moteur thermique appliqué aux véhicules à roue et aux
navires, aérostation et aviation, fusées, satellites et sondes spatiales,
· Puissance énergétique : Condition des autres éléments d’évolution technique, c’est aussi un domaine en soi. Maîtrise du feu et des fours, exploitation de l’énergie animale, moulins à eau et à vent, machines thermiques et exploitation du carbone fossile (charbon, pétrole, gaz), électricité de diverses provenances (piles, barrages, machines thermiques), explosions chimiques, géothermie, énergie nucléaire, énergie solaire thermique, énergie photovoltaïque.
. Outillage et machines: L'évolution des outils et machines a permis d'énormes gains en rendement et en commodité
d’emploi à toutes les époques. Elle passe par le façonnage des
matériaux souples, malléables ou durs, les systèmes de manches, la
transformation des matériaux, le perfectionnement des formes,
l'industrialisation de la fabrication des outils. Aux outils à geste
répétitif s'ajoutent les outils à rotation manuelle ou à énergie
extérieure débouchant sur l'augmentation de la puissance et de la
taille et la motorisation électrique ou thermique. Aujourd'hui cette
évolution peut se faire dans un esprit de normalisation, aller vers l'automatisation, la robotisation, ou encore la miniaturisation.
· Confort :
évolution des textiles, du vêtement, du
bâtiment, du mobilier, outillages et techniques au départ artisanaux, puis
manufacturés puis industriels. Matériaux plus élaborés et plus performants,
appareils et équipements pour le confort, production de plus en plus
industrielle.
· Santé :
En de hors de ce qui tient à des modes de vie moins dangereux ou plus sains,
évolution de l’hygiène et des techniques médicales (chirurgie, médication, diagnostic,
anesthésie, asepsie, vaccination, antibiotiques, imagerie médicale, assistance
technologique, microchirurgie) et aussi de la surveillance et de la prévention.
· Information,
éducation et diffusion de la culture : écriture,
papiers et encres, imprimerie, photographie, cinéma, phonographe,
télécommunications, reproduction et enregistrement audio et vidéo, informatique
et microinformatique, Internet
· Armement : détournement des outils de chasse ou d’agriculture,
arcs, lames métalliques, machines de guerre, poudre à canon et armes à feu,
usage militaire des moyens de transport, gaz de combat, bombe atomique,
vecteurs téléguidés. Parallèlement, techniques de défense, de protection et de
camouflage, de renseignement et de désinformation.
· Mesure,
observation: Ce secteur conditionne
l’évolution des sciences et donc aussi leurs applications et la connaissance en
général. Géométrie, gnomonique, balances, horlogerie, optique d’observation,
appareils électriques et électroniques, véhicules d’observation, ballons atmosphériques,
satellites.
Globalement, si on cherche une unité à toutes ces évolutions, on
peut dire en général que ce qui augmente, c’est la performance (vitesse, puissance, distances, quantités,
précision, tailles extrêmes, rendement,). C’est cette succession de records
battus qui nous fait parler de l’évolution technique comme d’un progrès.
Mais suffit-il de voir
cette performance au premier degré, en faisant abstraction des valeurs humaines
(progrès de l’armement ? contenu réel de l’inflation d’information ?
acharnement thérapeutique ?)
et de toutes sortes d’effets secondaires (complexité croissante,
épuisement des ressources, dangers, fragilité, augmentation des prix, utilité
parfois douteuse…) et peut-on toujours dire que l’évolution technique
est un progrès ?
Si ceux qui au XIXe siècle pointaient les méfaits émergents de
la société industrielle ne pouvaient être entendus, nous sommes aujourd’hui à
une période où les inquiétudes et les doutes se multiplient. Certaines dérives
(connues parfois depuis longtemps) deviennent de plus en plus manifestes :
gigantisme sans but, futilité coûteuse ou destructrice, risques non maîtrisés.
Elles incitent de nouveau à questionner cette machine incontrôlée de la course
au Progrès technique.
En effet, il est de moins en moins sûr que ce « Progrès
technique » réponde à des nécessités fondamentales pour l’humanité. Faut-il à tout prix continuer à dominer la Nature,
pour s’assurer un confort ignorant des saisons et de la géographie, pour faire
croire à l’éternelle jeunesse, pour tromper l’ennui par une consommation
effrénée d’écrans de jeux ou de spectacles préfabriqués ? Une très
puissante synergie entre compétition économique, compétition dans les
laboratoires, et fascination magique pour l’innovation anime cette évolution et
nous gratifie de toutes sortes de nouveautés qui dopent la consommation en
ringardisant les nouveautés d’hier. Cette « machine » qu’ils avaient
mise en place pour améliorer leur condition, les hommes en sont devenus
dépendants et ils en perdent le contrôle. Le système poursuit sur sa lancée une
course qui n’a plus d’autre but que d’entretenir la sacro-sainte Croissance.
On ne peut encore une fois que renvoyer à la pensée si
clairvoyante d’Ivan Illich, qui voyait dans les sociétés développées des évolutions
techniques poursuivies sans but et au delà de leur optimum productif et humain. Le dernier quart du XXème siècle n’était pas prêt
à entendre ces critiques adressées aux piliers de la civilisation. Les
aberrations du transport motorisé pour tous, de la machine médicale, de
l’institution éducative n’en étaient pas moins patentes. Aujourd’hui, on
s’intéresse aux transports doux et à la relocalisation de l’économie, on
s’inquiète des orientations d’une certaine médecine et de l’acharnement thérapeutique, et on débat sur un
système éducatif qui favorise à nouveau l’élitisme de classe sans pour autant
parvenir à l’insertion sociale des jeunes surdiplômés.
Face au bilan pour le moins complexe que nous laissent deux
siècles d’industrie et de technoscience, il importe de réfléchir, et d’essayer d’arbitrer,
avec un regard lucide, entre technophiles et technophobes. Le temps est venu, ayant mieux compris quels en
sont les moteurs, et mesuré les pouvoirs comme les risques, de poser
sur le Progrès technique le regard du « technosceptique », d’exercer ensuite notre droit d’inventaire sur le
Progrès technique et de réfléchir à sa bonne orientation.
Ces termes ambigus de « développement durable » ou de
« croissance verte » pourront peut-être alors trouver leur vrai sens.