Un lieu commun répandu veut que le naturel soit préférable à
l’artificiel. Ce préjugé serait-il une lointaine réminiscence de Rousseau ? Même si cette idée simpliste
appelle des nuances, on peut au moins y voir une reconnaissance implicite
de notre appartenance à la Nature.
Il en résulte alors un étrange paradoxe: l’appartenance des
hommes à la Nature conduit à inclure leur production parmi les objets naturels
et la distinction entre naturel et artificiel perd son sens. Comment éviter ce
piège logique? Comment placer raisonnablement une frontière entre naturel et
artificiel ?
Artificiel, au sens étymologique, cela veut dire produit par
l’Art, c’est à dire un savoir-faire guidé par une intelligence ce qui
correspond à beaucoup de productions humaines. Mais si on admet aussi que le
privilège de l’intelligence n’est pas réservé à l’espèce humaine, d’autres
productions dans la nature relèvent aussi de l’artificiel : une
termitière, un élevage de pucerons ou une culture de champignons par des
fourmis, une toile d'araignée, un nid de tisserins, un barrage de castors, (pour ne prendre que des
exemples très caractéristiques) sont des produits élaborés issus de
l’intelligence d’aménagement et des savoir faire des animaux (en partie
collectifs, en partie individuels). On peut alors les considérer comme
artificiels au sens étymologique, et soutenir l’idée d’une transition
progressive, d’une frontière floue comme souvent lorsqu’on pose ce genre de
questions dualistes.
Cette réponse ambiguë risque malgré tout de brouiller les quelques bonnes raisons de distinguer ordinairement nature et artifice. La crise environnementale n’est pas due en soi au fait que l’homme (comme d’autres animaux) apporte des modifications à son environnement (ces modifications peuvent même parfois être bénéfiques), elle tient surtout à leur ampleur devenue excessive.
C’est en se dotant d’outils, et surtout en perfectionnant ses
outils pour en augmenter la puissance que l’homme (homo faber) a donné tout son
sens à la notion d’artifice. La maîtrise du feu, l’ampleur des détournements
biologiques ou énergétiques par les activités artisanales et agricoles ont peu
à peu creusé un décalage entre le mode de vie des hommes et leur environnement
naturel. Avec l’industrie, la croissance énergétique et une transformation des
matériaux plus radicale, un pas supplémentaire est franchi. En même temps que
les capacités d’adaptation des hommes augmentaient avec la domination de la
nature, cette évolution les a souvent conduits à méconnaître l’importance d’un
environnement en bonne santé.
Les territoires occupés par les hommes sont transformés par le défrichage, l’agriculture, l’urbanisation, l’aménagement d’infrastructures de transport ou de production. Dans certains cas, on est dans une logique de nomadisme exploitant les opportunités jusqu’à leur épuisement puis se reportant sur une autre ressource, mais dans d’autres cas, une sorte de symbiose s’installe, le paysage aménagé étant entretenu de manière durable. Aujourd’hui, il est devenu difficile de réfréner les débordements de cette logique aménageuse car nous admettons mal, même dans l’optique d’une autolimitation responsable, de revenir aux puissances limitées qui avaient autrefois présidé à l’émergence de logiques d’équilibre.
L’homme (le singe nu de Desmond Morris) est un animal mal protégé contre les rigueurs du climat, ce qui ne l’a pas empêché de coloniser des régions très variées. Il a en effet compensé son absence de pelage par le vêtement. Cet accessoire a fini par prendre dans les civilisations humaines une très grande importance, dépassant de très loin la simple nécessité physique. Chargé de symboles, de messages culturels et sociaux de tous ordres, le vêtement a une place de premier plan dans la plupart des civilisations ce que démontre bien l’histoire du commerce international où le textile a joué un grand rôle. Le retour à la nudité prôné par ceux qui se nomment eux-mêmes naturistes et les controverses qu'il suscite sont une autre preuve de l’importance culturelle de l’artifice vestimentaire. Sans développer toutes ces réflexions, on notera que dans le domaine (artificiel) du vêtement, les matériaux qui sont le plus souvent valorisés comme matériaux nobles ou de luxe sont les matériaux naturels. Il s’agit moins de compenser l’artifice vestimentaire que de s’inquiéter du contact des fibres synthétiques avec le corps ou de rechercher l’ancrage dans les traditions anciennes. Les matériaux artificiels quant à eux sont destinés soit à accroître les performances (solidité, légèreté, isolation) soit le plus souvent à produire à bas prix des imitations de la nature.
L’emprise croissante de l’artifice concerne aussi l’évolution de notre cycle alimentaire avec l’agriculture, la préparation culinaire et leur dérive vers l’agro-industriel contemporain. Jusqu’à quel degré peut-on perturber les cycles naturels, les écosystèmes ? Y a-t-il des limites aux transformations qu’on peut faire subir aux aliments avant de les manger ? Nous commençons tardivement à mieux comprendre la complexité des phénomènes en jeu. L’agriculture traditionnelle pactisait avec la Nature dans la mesure de sa puissance modérée. Elle fonctionnait sur une connaissance empirique longuement construite, sa durabilité était grande mais son efficacité était limitée. Les méthodes modernes ont augmenté leur pouvoir avec la puissance mécanique d’aménagement, les stimulants chimiques, les poisons de synthèse et de nouveaux procédés de conservation, mais on voit aujourd’hui, après quelques décennies d’euphorie, que cette puissance a son revers, qu’on ne tient pas compte de la complexité des cycles naturels qu’on exploite et que cette agriculture n’est pas durable (gestion de l’eau, destruction de la vie dans les sols, recours excessif à la motorisation pour les travaux et le transport). Les aliments transformés par l’industrie ont été améliorés du point de vue des circuits commerciaux (conservation, transport) ou de la commodité de préparation, mais le recours accru aux additifs de toutes sortes suscite de plus en plus d’inquiétudes et de rejets. Si la modernisation agroalimentaire a permis à une certaine époque d’éloigner la perspective des famines, il semble maintenant (autant pour la santé de la Nature que pour celle des hommes) que le degré raisonnable d’artificialisation soit dépassé.
Notre santé elle-même est maintenant largement artificialisée.
Notre créativité a redoublé pour mettre au point toutes sortes de pratiques
pour gérer notre santé, et la longévité accrue qui sanctionne les acquis de la
médecine en montre le côté positif. Dans les pays développés, le niveau des
dépenses médicales montre bien l’importance qu’on accorde à cette question.
Mais là aussi pourtant, on peut s’interroger sur les limites souhaitables à
l’entretien artificiel de notre santé.
Souvent, on s’aperçoit qu’un traitement induit des effets
secondaires qui à leur tour appellent des traitements. La médecine
contemporaine, habituée à réagir par la technique aux questions qu’on lui pose
entretient l’escalade des soins, et il en résulte un abus manifeste de
médications et de soins compensatoires. Rendus impatients par l’efficacité des
traitements, nous en arrivons à interventionnisme excessif, en choisissant
souvent des solutions puissantes mais lourdes pour résoudre des problèmes qui
seraient tout autant soignés par une médecine plus légère, plus de patience et
plus de philosophie. Les dérives de la chirurgie esthétique, la prospérité de
certains marchés médicaux montrent bien comment l’idée même de prévention peut
parfois servir de prétexte à des interventions abusives, ou comment le savoir
faire médical peut être détourné de ses buts.
L’exemple le plus parlant et philosophiquement le plus difficile
est aujourd’hui celui de l’acharnement thérapeutique. On est maintenant obligé
de reposer sérieusement la question : la mort est-elle toujours le signe
d’un échec médical ? Dans ce cas, la médecine n’est-elle pas
perpétuellement en échec ? Cette conception a pu être défendue, permettant
d’entretenir l’espoir et la motivation pour le progrès médical, mais
aujourd’hui, nous devons repenser notre rapport à la médecine, réfléchir à ce
que nous lui demandons réellement, aux moyens que nous jugeons bons de lui
consacrer et au pouvoir que nous entendons lui donner.
Si on essaye de résumer l’origine des problèmes causés par
l’artifice, on peut dire que malgré son efficacité de prime abord, l’artificiel
est le plus souvent une simplification. Si habile et savant soit-il, l’homme ne
produit qu’à la mesure de son savoir faire, de façon moins complexe que les
procédures naturelles qui sont le fruit d’une très longue évolution. Ce
décalage ne doit pas nous étonner, si on réfléchit que pour nous, parfait veut
dire simple, et que nos artifices n’ont pas éteint notre admiration ancienne
pour la Création. Nous ne savons pas copier la complexité naturelle à son
niveau et nous le constatons chaque fois que des effets secondaires se
manifestent dans les pratiques agricoles, dans les soins médicaux, etc…Ceux qui
mettent au point et perfectionnent les diverses prothèses que la médecine nous
propose mesurent bien la difficulté de ces enjeux.
Lorsque nous sommes dans un domaine où l’artifice est valorisé (en
général moins lié au corps), nous préférons éviter le mélange des genres. Nous
n’aimons pas que la complexité de la vie s’empare de nos créations
artificielles : ainsi, nous aménageons avec propreté les abords d’un
bâtiment neuf, nous chassons de nos maisons les araignées, cafards et autres
insectes, nous débarrassons nos toitures des mousses, plantes envahissantes,
nids d’oiseaux, etc… Nous craignons avec raison que notre création ne soit
recyclée trop rapidement par la nature, ou nous cherchons à éviter une
coexistence nuisible pour notre santé.
Pourtant, dans d’autres circonstances, le dialogue entre la
nature et l’artifice peut aussi nous paraître fructueux, et même harmonieux. La
poésie des ruines procède de cette vision, mais il vaut mieux pour cela de
belles pierres: fascinés par les ruines des temples d’Angkor, où la puissance
d’une nature généreuse reconquiert les vestiges d’une puissance disparue, nous
serons peut-être rebutés par une friche industrielle. Les ruines de l’industrie
n’ont déjà pas la noblesse culturelle de celles des temples, mais surtout une
friche, c’est une nature revêche et improductive abandonnée à elle-même (tout
le contraire du jardin),.
Justement, c’est dans le jardin que s’exprime au mieux l’association heureuse de la Nature et de l’artifice, c’est la patience du jardinier et les soins qu’il prodigue qui rendent la terre plus généreuse. L’expérience et la sagesse du bon jardinier sont essentielles pour conclure avec la Nature un pacte équilibré et construire cette symbiose harmonieuse.