Le nomadisme serait-il une manifestation de la souplesse
adaptative de l’esprit humain ? Bien d’autres animaux partagent avec
l’homme cette capacité à s’adapter ainsi, par la migration cyclique ou
définitive, à la variation de ses conditions de vie. On considère souvent que
la sédentarisation des sociétés humaines, à l’époque néolithique, marque un progrès
décisif dans l’histoire humaine et se caractérise par l’abandon du nomadisme,
vu ainsi comme une pratique primitive.
Pourtant à y regarder de plus près, on peut dire que
l’aventure humaine ne s’est absolument pas arrêtée avec son enracinement dans
le territoire agricole. Les migrations territoriales se sont ralenties, mais
n’ont pas totalement cessé. Elles ont surtout changé de régime.
Le nomadisme territorial, celui auquel on pense tout
d’abord, existe encore aujourd’hui sous sa forme première : comparables
aux migrations de certains animaux, les migrations saisonnières ou sur des
cycles plus longs laissent la nature
se régénérer après le passage des hommes.
On l’associe généralement avec les sociétés considérées comme
primitives, mais le nomadisme existe aussi sous d’autres formes dans des sociétés qui se
pensent
sédentaires: les conquêtes territoriales sous la pression
environnementale ou
démographique, le colonialisme, et aussi certaines migrations
saisonnières
relèvent du nomadisme. On en arrive même (non sans snobisme) à
célébrer comme un nouveau nomadisme chic la mobilité
hypermoderne, associée aux facilités du voyage et des
télécommunications.
Par ailleurs, en dehors des déplacements physiques de
population, on peut dire qu’il existe un nomadisme technique,
qui consiste, une
fois une ressource épuisée, à changer de système. Ainsi, on peut voir
comme une
sorte de nomadisme le recours aux diverses formes de carbone fossile
(charbon,
puis pétrole et gaz) face à la réduction des forêts européennes. Le
système
marchand, à la recherche de nouveaux marchés et de nouveaux débouchés
est lui
aussi nomade. Le dernier avatar de ce nomadisme technique est cette
migration que nous opérons dans la planète virtuelle de l'internet.
Il n'est pas aussi inoffensif qu'on peut le croire, car outre le
temps consommé par chaque acteur dans ces activités virtuelles, il
convient de se rappeler ce que ces activités impliquent en consommation
énergétique, tant pour la production des appareils que pour l'entretien
des serveurs traitant le flux croissant d'informations. A titre
d'exemple, il se dit parfois qu'un personnage virtuel sur Second Life
consomme autant d'énergie qu'un Brésilien moyen.
La question posée par cette attitude est complexe. On ne
peut pas dire que le principe du nomadisme sous ces diverses formes est bon ou
mauvais en soi. Mais on peut constater que si les formes originelles de
nomadisme correspondaient plus à une occupation épisodique du territoire,
laissant à l’environnement le temps pour se régénérer, les formes
modernes, tout en prolongeant cette attitude, laissent en général derrière
elles des épuisements ou des destructions irréversibles. Cela tient
probablement à ce que le rythme adopté par les sociétés modernes dépasse trop fortement
celui des cycles naturels durables.
Pour finir, évoquons deux formes ultimes du nomadisme:
• L'une qui consiste à envisager de quitter notre Terre épuisée pour migrer vers une autre planète susceptible de nous accueillir.
• L'autre consiste à tenter de sortir de notre condition d'animal par la technique biomédicale. Déjà en grande partie amorcée, elle est plus sournoise et tout aussi risquée que la précédente, car on ne sait pas très bien vers quels territoires elle nous entraîne et si le retour serait possible.
La place qu'elles occupent dans les médias et les moyens qu'elles arrivent à obtenir montrent bien ce qu'elles peuvent représenter comme rêve, mais aussi les inquiétudes et les dangers qi s'y rattachent. Sans s’étendre sur ces caractères utopiques ou risqués, on peut au moins y reconnaître des versions contemporaines d’une pulsion manifestement ancestrale.
Sans doute à ces diverses versions du nomadisme conviendrait-il de rajouter ce que j'appelerais un nomadisme mental, qui par l'abandon d'une vision usée du développement nous remettrait dans le bonnes dispositions pour aborder la nécessaire migration vers une civilisation planétaire et durable. Si ce changement de paradigme, pour parler de façon savante semble relativement accessible à l'échelle d'un individu ou même de petits groupes, il semble autrement plus difficile lorsqu'il s'agit de faire évoluer les mentalités collectives et les structures de la société.