Sans modestie aucune, nous avons baptisé notre espèce homo sapiens, c’est à dire homme sage, ou homme savant. Cette sagesse (ou cette science), elle n’est en réalité pas tant donnée qu’à rechercher, et ce n’est pas la philosophie qui le contredira, car pour elle la sagesse (en grec sophia) est en principe une quête majeure.
Sage et savant ont donc la même étymologie, qui de plus mêle savoir et saveur, car il y a des liens entre connaissance et expérience sensorielle (assimilée ici au goût).
Pour être sage, il faut entre autres bien comprendre les choses, c’est ainsi qu’on a longtemps associé science et philosophie, au point qu’à ses origines, la physique était appelée philosophie de la Nature. Dans l’histoire de la connaissance, nombre de philosophes sont considérés également comme de grands scientifiques. La divergence entre ces disciplines est récente, accentuée par le divorce entre formation scientifique et formation littéraire qui nous fait aujourd’hui opposer abusivement science et philosophie. Il reste qu’il y a une philosophie des sciences, bien vivante, et que de nombreux scientifiques confirmés, dans la tradition de ces grands noms de la connaissance qui ont contribué aux deux domaines, participent encore au développement de la philosophie.
Toutefois, la science ne se confond pas non plus avec la sagesse, comme en témoigne la folie du Docteur Faust, savant dévoyé par des ambitions démesurées, et notre époque est plus que jamais obsédée par le mythe du savant fou qui alimente largement la littérature, la bande dessinée ou le cinéma.
Pour le mathématicien et philosophe Bertrand Russell, grâce à l’accroissement de ses connaissances, « l’homme devient plus capable de modeler son environnement physique, son milieu social et lui-même, de façon à leur donner les formes qu’il estime les meilleures. Dans la mesure où il est sage, ce pouvoir nouveau est bénéfique ; dans la mesure où il est stupide, c’est tout à fait l’inverse. Si, par conséquent une civilisation scientifique doit être une bonne civilisation, il est nécessaire que l’accroissement de connaissance soit accompagné par un accroissement en sagesse ». Selon Russell, « la sagesse est une conception correcte des fins de la vie. C’est une chose que la science elle-même ne fournit pas. L’accroissement de la science par lui-même, en conséquence, n’est pas suffisant pour garantir un progrès authentique quelconque, bien qu’il fournisse un des ingrédients que requiert le progrès. »
C’est là une position assez voisine au fond de celle développée par Hans Jonas dans « le Principe Responsabilité ».
Pour en revenir à la parenté étymologique saveur – savoir, elle suggère que la sagesse serait plus liée à une capacité à percevoir, à ressentir qu’à une capacité à raisonner. On se rappellera à ce sujet que certains esprits parmi les plus abstraits et les plus rigoureux n’ont pas été parmi les plus sages, en particulier que certains des plus éminents logiciens ont dérivé vers la folie. La sagesse suppose peut-être une pensée bien construite, mais aussi une appartenance au monde.
Pour Epicure « la philosophie est une activité qui, par des discours et des raisonnements, nous procure la vie heureuse ». André Comte Sponville reprend cette formule en l’infléchissant : la philosophie « tend à nous procurer le bonheur ». Le bonheur est le but de la philosophie, mais la philosophie n’a jamais suffi au bonheur. Elle aide à comprendre, et à accepter. Observant que « rien d’extérieur ne suffit au bonheur: ni l’argent, ni la gloire, ni le pouvoir, ni la famille, ni même le fait d’être aimé par tel ou tel. » alors que « la misère, par exemple, peut suffire au malheur », il souligne ce fait important « Le bonheur dépend d’une disposition intérieure. Laquelle ? Celle que les Anciens appelaient la sagesse, qu’on pourrait appeler, plus simplement, l’amour de la vie. Je dis bien de la vie, heureuse ou malheureuse, et pas du bonheur ! » selon cette vision, la sagesse qui consiste à aimer la vie dans sa complexité et ses ambivalences dispose au bonheur. Plus loin, il explique que pour être heureux, il faut renoncer à la félicité totale, au bonheur parfait et absolu.
Ici encore on reste proche de Russell qui définit la sagesse comme une conception correcte des fins de la vie. Cela nécessite une compréhension suffisante, et conforte l’idée que la sagesse consiste moins à repousser les limites qu’à définir des buts judicieux.
Si la sagesse suppose d’aimer la vie dans tous ses aspects, positifs ou négatifs, à l’inverse la recherche excessive ou trop radicale du bonheur conduit souvent à la folie. On comprend alors pourquoi on associe souvent sagesse et modération, pourquoi on désigne comme sage celui qui fait preuve du sens de la mesure. Avoir le sens de la mesure, ça n’est pas la même chose que rester dans la demi-mesure. S’il est considéré comme sage d’accepter (au nom du réalisme ou de la conciliation) des compromis et des imperfections, on dit aussi que le sage doit savoir refuser le compromis et la demi-mesure lorsqu’ils sont incohérents ou contre productifs. La vraie question ici est de discerner dans quels cas le compromis est sage, dans quels cas il est une faiblesse coupable.
Il reste que souvent, la sagesse va dans le sens des mixités, qui tendent à donner de meilleures réponses aux questions complexes. On pourra voir ici comme une certaine forme de « sagesse » ou de « prudence » (même s’il est dit plus loin que la Nature ne doit être prise en exemple qu’avec beaucoup de discernement) que les écosystèmes les plus durables aient gardé au prix de performances restreintes une part d’irrationalité et de complexité qui accroît leur résilience. La quête de la perfection, pensée comme un absolu est un simplisme, et l’idéal de la pureté a souvent engendré des dérives catastrophiques.
La plupart des traditions philosophiques occidentales, orientales ou autres traduisent ce difficile arbitrage entre les opposés, valorisent l’expérience et la maîtrise des impulsions, et proposent à la réflexion des exemples anciens légendaires ou historiques. Si une généralité peut être dégagée de ces traditions, c’est que les complexités de la vie s’accommodent mal des oppositions binaires simplistes, des arbitrages trop mécaniques, ce que dit assez bien le caractère un peu péjoratif associé au manichéisme. La sagesse est donc faite de modération, de tempérance, de réflexion.
On notera au passage que l’accélération des échanges d’idées suscitée par l’expansion de l’Internet a fait émerger le personnage du modérateur, dont la fonction (si elle est bien exercée) est de maintenir une certaine paix dans le réseau par l’élimination des propos excessifs ou mal contrôlés par leur auteur.
La modération, même si elle en est parfois proche, ne se confond pas avec la mesure qui vise à l’objectivité (et pas nécessairement à l’absence d’excès). Si la sagesse est parfois dénigrée comme un ennui tiède, c’est qu’au fond, ce qui importe, c’est de juger et d’agir sans passion, en ayant correctement mesuré les enjeux, à l’aide de la raison. Ne pas se laisser dominer par trop de subjectivité, peser les choses, c’est en principe une meilleure voie pour partager avec d’autres une vision correcte du monde, des jugements et des choix. Cette attitude nous ramène au rapprochement ancien entre science et philosophie.
Se retenant de réagir trop vite face à l’événement, le sage prend le temps d’évaluer, et à partir d’un constat aussi objectif que possible, il raisonne et juge, puis propose des mesures appropriées à la situation. On est dans l’appréciation correcte des circonstances et des buts énoncée par Russell.
Tout serait parfaitement cohérent si, peut-être par un reste d’indécision, on ne risquait pas de retarder le jugement, faute d’avoir une mesure considérée comme satisfaisante. Car bien des questions qui se posent au sujet agissant comportent une dimension temporelle qui va contre l’exactitude de la mesure et le temps exigé par la raison. Ce n’est que grâce à l’amélioration des dispositifs de captage et à une plus grande rapidité dans les systèmes de traitement de l’information qu’on a pu concevoir des automatismes complexes satisfaisants, tels que le téléguidage d’engins spatiaux, les aides au pilotage ou à la conduite. Et dans un autre domaine, il est courant de déplorer les lenteurs de la justice, qui ne tiennent pas seulement à des moyens insuffisants, mais aussi aux nécessités des enquêtes et des expertises scientifiques.
Alors qu’on n’hésite pas à voir dans certains instincts innés des animaux une forme de sagesse naturelle, il est admis que pour homo sapiens la sagesse est loin d’être innée. Elle est le fruit d’une éducation, inculquée à l’enfant de façon organisée ou fortuite, selon des méthodes qui sont l’objet de vifs débats. Et surtout, la sagesse mûrit avec l’âge et le temps vécu. Pour prendre en toute conscience une décision sage il faut de l’expérience et du temps pour réfléchir et bien arbitrer. Ce qui est vrai pour l’individu l’est autant, sinon plus pour une société qui doit prendre le temps du débat pour faire émerger un point de vue collectif pertinent.
On peut alors s’inquiéter de ce que notre époque pressée ne prenne pas assez de temps pour mûrir ses choix, qu’elle valorise avant tout la réactivité et qualifie d’inertie ou d’immobilisme le temps nécessaire aux difficiles arbitrages collectifs. En réalité, il faut remarquer que les inerties et les réactivités sont assez sélectives, car il arrive aussi (notamment sous la pression de ceux qui sont en place et qui en tirent avantage) que certaines décisions pourtant manifestement sages soient retardées sans fin au nom de la prudence. Pensons aux multiples retards que peuvent prendre les réformes en faveur de l’écologie, lorsqu’elles mettent en cause la perpétuation de logiques économiques prédatrices dont le potentiel destructeur est pourtant largement démontré. Décider en petit comité élitiste de s’engager dans des technologies séduisantes sur le papier mais hasardeuses en pratique a pu se faire rapidement, mais il est extrêmement lent, une fois les problèmes concrétisés et connus de tous, de s’entendre sur des restrictions, un moratoire ou un recul plus ou moins progressif.
On peut aussi émettre des doutes sur la sagesse d’une société qui considère l’expérience des vieux comme inutile parce que dépassée, et lui préfère le dynamisme des enthousiastes, même s’ils sont parfois écervelés. Le Progrès, dans sa marche accélérée, bouscule les idées reçues (qui n’étaient peut-être pas si étrangères à une certaine sagesse) et rend caduque l’expérience des vieux. Un vieux, dans le monde jeuniste d’aujourd’hui, est moins un sage vénérable qu’un être déchu et dépassé. Les certitudes qui sont le fruit de sa longue expérience sont entendues comme les radotages de celui qui ne comprend pas son temps. Mais s’il est indéniablement sage de vivre avec son temps, ce principe doit-il aller jusqu’à en épouser la folie ?
C’est au travers des philosophies, des religions et des traditions que s’exprime une grande partie de la sagesse collective. On peut en effet considérer que les traditions, religieuses ou non, reflètent en large part une longue expérience humaine, et que ces doctrines ou préceptes ont contribué à maintenir durablement une certaine stabilité dans les civilisations du passé.
La comparaison de ces philosophies plus ou moins implicites est instructive, en ce sens qu’elle fait apparaître non seulement des points communs qui pourraient représenter des valeurs universelles, mais aussi des divergences qui méritent réflexion.
Au rang des convergences, on retrouve sans grande surprise les vertus de la patience, de la mesure, de l’expérience, de la connaissance des choses et des hommes, ainsi que des valeurs tournées vers les plaisirs simples et le souci des autres. A l’inverse, des divergences apparaissent sur des sujets comme l’honneur, le respect des impératifs sociaux (autorité, famille, rôle des hommes, des femmes et des enfants, propriété des choses, …), l’opposition entre innovation et tradition, la curiosité et la raison, l'attitude face à la maladie et la mort, le rapport des hommes à la Nature.
L’histoire et la géographie des civilisations sont trop complexes pour penser que la sagesse puisse se résumer dans une doctrine commune unique applicable à l’ensemble de l’humanité, fût-elle la synthèse des multiples sagesses du monde. Les proverbes recèlent des trésors, mais la qualité de leur formulation n’implique pas une universalité absolue. C’est un patrimoine précieux, qui s’imprime bien dans les mémoires, et qui a souvent été poli par des siècles de bonne pratique, et à ce titre il ne mérite pas le mépris que lui manifestent certains beaux esprits. Mais il ne faudrait pas que ces qualités ne finissent par induire un raisonnement par formules toutes faites, un catéchisme irréfléchi et tièdement consensuel qui reste à la surface des choses.
Malgré les aspects fortement destructeurs du colonialisme, la mondialisation amorcée avec les grands voyages de l’Europe chrétienne n’a pas entièrement effacé la diversité des sagesses, mais il apparaît aussi que cette diversité est souvent une faiblesse face à l’amoralisme de la prédation commerçante. L’uniformisation culturelle en marche se fait au bénéfice de valeurs qui mettent la sagesse au second plan quand elles ne la récusent pas radicalement en la rangeant dans le camp des conservatismes, de l’obscurantisme ou même du moralisme.
Nous vivons ainsi une période assez déroutante, l’expansion d’une civilisation assez folle, dans laquelle la sagesse est instrumentalisée au profit des puissants (pensons aux invocations à la sagesse budgétaire, après la folie financière), et pour ne pas céder aux injonctions d’une publicité débridée, l’individu se raccroche à une salade plus ou moins bien digérée de sagesses ancestrales et de proverbes de toutes provenances qui (comble de l’absurde) sont en partie falsifiés par la récupération publicitaire.
La civilisation moderne refuse donc d’être sage. Obnubilée par le dépassement, par le résultat immédiat, incapable d’attente elle place le bonheur dans la frénésie consommatrice. Le vrai moderne ne peut donc pas apprécier la sagesse qui prône la réflexion, la tempérance. La modernité cultive le désir sans limites, assimile volontiers l’irréflexion à l’audace, nous affirme notre droit à la folie, et nous incite à céder à l’impulsion, au coup de tête. Pendant les trente glorieuses, qui ont aussi été des années de guerre froide, la société occidentale a dénigré la grisaille (faussement) égalitaire des pays de l’Est et les fourmis chinoises en bleu de travail, auxquels elle opposait l’exubérance joyeuse et débridée de la société de consommation. Cette idée a si fortement imprégné les mentalités qu’il est aujourd’hui difficile, au nom de la gestion raisonnable des ressources planétaires, de prêcher le retour à une sagesse par la sobriété. Pour beaucoup de nos contemporains, la sobriété bride la liberté , la sagesse est une idée dépassée ou pire encore, démodée.
Aux yeux de l’homme moderne, le sage respire l’ennui, la tiédeur est confortable, mais manque de vitalité, alors qu’il faudrait faire preuve d’audace, transgresser et sortir du consensus mou. La puissance d’action de la technique moderne rendrait-elle désuète la sagesse ? Pour Hans Jonas, c’est évidemment l’inverse puisque la responsabilité doit être proportionnée à la puissance d’agir. Mais pour certains intégristes de la liberté individuelle, la sagesse est une notion dépassée, les logiques collectives (pour peu qu’elles soient démocratiques) tenant lieu de modération, et la technique devant permettre de réagir aux imprudences.
On pense volontiers aujourd’hui que le meilleur peut émerger du conflit et que trop d’harmonie endort la vigilance. Mais lorsqu’on y regarde de plus près, on doit aussi constater que les plages de repos, les lieux de détente, les oasis d’harmonie nous sont encore indispensables et qu’au fond de chacun de nous subsiste encore une réelle aspiration à la sérénité, à la sagesse qui, contradiction ultime, suscite encore des appétits marchands. Les paradis et les bonheurs proposés par la publicité ne s’affichent pas toujours comme fous, car aucune vertu n’échappe à la récupération commerçante.
Une collectivité est elle plus sage que les individus qui la composent, le fonctionnement collectif agit-il comme un modérateur, produit il une alchimie du juste milieu ?
Les philosophes de l’âge classique ont apporté des réponses diverses à ces questions, opposant au désir des peuples de partager la décision l’idée qu’une élite mieux formée pouvait prendre au nom de tous des décisions plus sages, la question étant surtout celle de sa légitimité. Il y a eu parmi eux des défenseurs des monarques éclairés (dont ils étaient parfois les conseillers), d’une aristocratie plus ou moins réduite validée par la naissance, par Dieu ou par la gloire militaire, l’idée d’un peuple souverain que Rousseau voyait sage, parce qu’innocent
Avec le développement de l’éducation, les termes du débat changent, et aujourd’hui, on défend les principes démocratiques plus ou moins chèrement acquis en considérant qu’une sagesse collective peut émerger de la sagesse présumée de tout citoyen par le jeu des règles démocratiques. Même si (à cause de mécanismes complexes pouvant engendrer des surprises) il faut nuancer l'idée d'une sagesse collective produite directement par celle des individus, il reste que l'éducation joue évidemment un rôle fondamental pour l'émergence espérée de cette sagesse collective. Jusqu'à une période récente, l'éducation était majoritairement dispensée par la religion ou l'institution scolaire, relayées et complétées par les structures familiales. Ces instances cherchaient en général à maintenir un certain ordre social (sans doute contestable, dans ses effets comme dans ses fondements), et nous restons habitués à ce que les injonctions morales passent par leurs canaux. Mais le développement du système démocratique, et surtout de la société de consommation a introduit deux autres sources de discours devenues aujourd'hui dominantes: les médias et la publicité qui répandent une tout autre morale. La substitution de la morale publique et sociale par une "morale" émotive et marchande puissamment diffusée et fortement contraire aux valeurs de sagesse rend caducs les discours angéliques et rassurants sur la sagesse des peuples émergeant en haut lieu par les mécanismes démocratiques.
Lorsque rituellement au lendemain des élections, les commentateurs aiment à louer la pertinence, les nuances et subtilités du vote, ces discours tiennent plus au respect de la démocratie qu'à une véritable conviction. Car ce sont souvent les mêmes qui souligneront à l’occasion la volatilité de l’opinion et à quel point les multitudes peuvent être déraisonnables ou se laisser abuser.
Dans le domaine économique, on invoque Adam Smith et sa main invisible du marché pour affirmer que le grand nombre produit de meilleurs arbitrages que l’individu. De grands efforts théoriques ont été développés pour donner une solidité logique à ce qui est plutôt une intuition, mais on est en droit de se demander s’il est réellement sage d’assimiler les marchés réels aux modèles simplifiés sur lesquels on a du raisonner. Devenue court-termiste et hypersensible, l’économie contemporaine ne donne plus guère le spectacle de sa sagesse.
Il y a en effet des folies collectives, une bêtise des foules, des comportements moutonniers irréfléchis et déplorables. Même dans des domaines supposés sérieux et responsables, on évoque le dérèglement des marchés ou l’aveuglement des institutions financières ou économiques. C’est que, contrairement à ce que sous entendent certains thuriféraires du marché, la multiplication du nombre des acteurs ne produit pas toujours de l’optimisation ou de la sagesse. Huit ou dix personnes peuvent sans doute parvenir après un débat bien conduit à prendre des décisions mieux informées et plus mesurées, mais le même groupe peut aussi tomber sous l’influence néfaste (ou bonne) d’une personnalité dominante, adopter un préjugé néfaste ou être emporté par une réaction d’imitation irréfléchie. Dans les groupes humains, les empathies, les comportements d’imitation peuvent amplifier toutes sortes de phénomènes, qu’ils s’agisse d’inhibitions ou au contraire de réactivité, mais on ne peut dire à priori si cette amplification est bénéfique ou non. Il en est de la sagesse comme de l’intelligence ou de la psychologie, le passage de l’individu au collectif est éminemment complexe, et il est difficile de faire un lien simple et direct entre les qualités individuelles et ce qui en résulte au niveau collectif.
Les effets d’entraînement sont d’autant plus puissants que l’individu est pris dans le grand nombre et la sagesse n’y trouve pas toujours son compte, loin s’en faut. Si le groupe peut tempérer la folie de ses individus les plus excessifs, il peut aussi être le lieu d’embrasements capables de mener à la folie les individus les plus modérés. La mécanique des foules est puissante mais sensible à des impondérables, volontiers instable et difficile à contrôler. Si l’embrigadement totalitaire exacerbe dangereusement le contrôle de l’autorité sur les masses, à l’opposé, une foule mal structurée peut sombrer brusquement dans la folie collective, lorsque l’émotion se propage trop facilement, où que la réflexion de l’individu est submergée par trop de sollicitations.
C’est tout le problème des groupes de s’organiser pour faire émerger ce potentiel de sagesse qui couve dans les individus qui la composent, pour n’être ni une masse informe, ni une foule incontrôlable, mais une société civilisée. L’histoire ancienne et récente montre largement que la bonne formule n’est pas encore acquise. Depuis longtemps, les partisans de la sagesse du nombre s’opposent à ceux de la sagesse des élites et débattent sans fin sur la procédure d’adoption d’une réforme importante, opposant démocratie directe et système représentatif, et les divers degrés de concentration du pouvoir.
On rappellera cependant que la sagesse de chacun (postulée par la démocratie) est en réalité largement tributaire de la sagesse de la société, et on devrait en conséquence être plus attentif à l’influence massive des média et de la publicité à haute dose, largement au service d’une machine économique qui a perdu toute mesure.
Peut-on retirer des leçons de sagesse de l’observation de la Nature ? Nous lisons dans la Nature une sorte d’harmonie que nous assimilons volontiers à une forme de sagesse. Cette harmonie naturelle est un des arguments des créationnistes pour faire un lien direct entre cette sagesse et un esprit supérieur, un dieu créateur nécessaire. L’explication scientifique ne postule pourtant pas cette sagesse créatrice, et nous montre la Nature comme le fruit d’une évolution avant tout très longue, parfois chaotique, dont la complexité tient notamment à des conditions de faible probabilité, mais particulièrement favorables.
Pour le darwiniste, la Nature n’est sage que dans la mesure ou elle a pris un temps extrêmement long pour mettre en place cette association de complexité et de stabilité (ou presque), ces formes variées et ces fonctionnements en cycles répétitifs. La Nature a mis longtemps à devenir sage ou n’est sage que d’une patience qui confine à l’obstination.
Car d’un autre point de vue, cette longue évolution mue par des hasards pour nous absurdes est aussi de ce fait marquée d’échecs nombreux (que démontrent amplement les accumulations fossiles de formes de vie disparues) et jalonnée de catastrophes destructrices que nous ne pouvons voir que comme déraisonnables. Nous voyons aussi du gâchis dans la Nature, par exemple pour ces espèces qui doivent sacrifier des populations entières de nouveaux nés pour n’en voir survivre qu’une proportion infime.
Une grande part de l’admiration que nous vouons à la Nature est aussi due à sa démesure, à son exubérance, à sa fureur, pour ainsi dire à sa déraison, sinon à sa folie. Du reste, pour reprendre le paradigme déiste, certaines cosmogonies voient la Nature comme fruit d’une interaction entre des dieux multiples, arbitraires, puissants mais souvent loin d’être sages.
Encore une fois, s’il est souvent fructueux de rechercher des enseignements dans l’observation du monde, il faut se garder d’un excès d’anthropocentrisme qui nous pousserait à attribuer des vertus humaines aux phénomènes de la Nature.