Dans le langage le la politique (ou de la religion, ce qui n’est
pas très éloigné), les comparaisons pastorales sont fréquentes. Dans le paysage
idyllique des alpages, le berger (le pasteur), aidé par son chien fidèle, mène
son troupeau sur les longs chemins de la transhumance et ramène s’il le faut
les brebis égarées. Si le berger est pensé comme un sage expérimenté
bienveillant et responsable, on moque aussi la bêtise moutonnière, le troupeau
bêlant qui se laisse tondre et qui est incapable de se défendre lorsque vient
le loup. Cette métaphore est donc assez ambivalente, stipulant implicitement
que la bêtise congénitale des foules appelle en retour la sagesse des
dirigeants.
Etonnamment, on ne dit pas beaucoup à quel point cette
relation de domestication entre deux espèces est surprenante.
Certes, dans la biologie, on observe des interdépendances, des
symbioses, des parasitismes, des commensalismes qui en partie peuvent être
rapprochés et même parfois assimilés à de la domestication. On peut dire de
façon assez générale que l’espèce qui domestique détourne au service de sa
« maison » (domus) et de son
« économie » un processus naturel, biologique, un microorganisme, une
espèce végétale ou animale, On pense à certains phénomènes de coopération
fleurs – fruits – graines - animaux, et encore plus aux pucerons ou aux
champignons élevés par certaines fourmis.
Mais il faut aussi admettre que la domestication est une
pratique qui caractérise très fortement l’espèce humaine, et cela nous rend ce fait très familier. Depuis le
Néolithique, l’homme domestique beaucoup : des animaux (chien, cheval,
vache, moutons, volailles, ) et des plantes (céréales, légumes, plantes à
fruits, plantes à fibres, espèces forestières). L’intensification de
la domestication et l’entrée dans la civilisation agricole ont sur des portions
importantes du territoire transformé notablement les écosystèmes, ce qu’on appelle l’anthropisation. L’homme
domestique aussi l’énergie (le feu depuis
longtemps, la force des courants ou du vent) et la géographie (navigation sur les fleuves aménagés, ports,
aménagement des territoires). Enfin,
il se domestique lui-même, ou plutôt certains groupes humains en
domestiquent d’autres au travers de
relations de servitude, par l’esclavagisme, le colonialisme, ou l’enrôlement
dans la production industrielle.
Dans le rapport de domestication, le domestiqué n’est pas
simplement exploité, car sa prospérité est sciemment entretenue par le
« domesticateur » au moins dans
la mesure où elle améliore son profit. Les vaches ou les volailles sont élevées
et nourries, voire engraissées, les champs ou autres espaces agricoles sont
entretenus et ensemencés, on donnait aux esclaves un minimum vital de logement
et de nourriture, les salariés de l’industrie sont (plus ou moins bien) payés. A
l’inverse, la liberté du domestiqué est restreinte (clôture, harnais, chaînes, surveillance policière, plantation
ordonnée, taille des plantes, enfermement du feu dans un foyer, canalisation de
l’eau, endiguement, barrages), notamment parce qu’il faut pouvoir le moment
venu disposer de ce qu’on veut prélever (alimentation animale ou végétale,
autre sous-produit, énergie). Le « bonheur » du domestiqué
en est plus ou moins altéré, il suffit, en
se limitant au monde animal, de comparer les élevages de poules pondeuses en
batterie, la vie des vaches laitières dans le bocage, voire le confort accordé
à certains animaux familiers.
On notera une chose, c’est que toutes les espèces ne se
prêtent pas à la domestication. L’éleveur
doit s’arranger avec les aptitudes naturelles de l’espèce et les exploiter
intelligemment (force, charge en matière alimentaire, types de rapports
sociaux). Le choix d’animaux sociaux ou grégaires, aptes à supporter
la captivité ou la vie dans un espace restreint, l’amélioration des espèces par la sélection ou plus, les pratiques de soins, le recours quelquefois à des mutilations telles que la castration, la suralimentation, l’administration de certains produits, engrais, compléments alimentaires, drogues ou pesticides sont des pratiques largement associées à la domestication.
A partir de là, on peut suggérer plusieurs pistes de
réflexion : d’une part les débats
classiques sur les altérations que le domesticateur fait subir à la
nature pour la mettre à son service, la
légitimité et l’éthique de ces altérations, leurs bienfaits, leurs méfaits et
leurs limites. On peut ici creuser les questions touchant à la santé des
écosystèmes ainsi altérés, à la souffrance des êtres mis au service du
domesticateur, autour desquelles les débats sont vifs. La plupart de ces
questions sont des corollaires de la façon dont on envisage le cas spécifique
de l’homme dans la Nature.
J’aimerais proposer une autre piste, abordée parfois dans la littérature de science
fiction (notamment) ou dans les réflexions de certains économistes critiques
(J.P Dupuy) qui cherchent à évaluer la position des individus dans les sociétés
marchandes : Après l’abolition de l’esclavage, et la régression dans les
sociétés prospères de l’embrigadement ouvrier, il semble que le
système marchand soit bel et bien parvenu à domestiquer une grande partie des
membres de la société, les nourrissant de
ses produits contre un enrôlement consenti dans la machine productive.
Quelques questions se posent alors : ce système
procure-t-il un authentique bonheur au troupeau que nous sommes ? Est-il
compatible avec notre dignité et est-il justifié par notre apparent
consentement? Quelle conscience avons-nous
de notre domestication par la machine économique ? Cette
organisation de la société est-elle viable, notamment en termes d’impact sur
notre environnement ? De même qu’on
voit une certaine agronomie productiviste se fourvoyer dans des impasses, ne
doit-on pas admettre que la course au toujours plus exigée par l’impératif
catégorique de la croissance économique épuise et dérègle la planète ?
Faut-il alors retourner à la vie sauvage, ou plus probablement, s’il s’agit
d’en revenir à un système plus raisonnable, compatible sur la durée avec son
environnement, comment concevoir ce modèle, et par quels leviers dans la
société peut-on le faire advenir ? Faut-il compter sur l’initiative de
quelques moutons échappés, ou sur une évolution du berger, dans sa mentalité et
dans ses pratiques ? Qui est-il, ce berger et comment le changer ou
faire changer ses pratiques? Est-ce un être singulier ou collectif, et comment
et en quoi avons-nous prise sur ses agissements ?
Réfléchir à la condition de l’animal domestique (hors de toute
sensiblerie au premier degré) peut aussi nous faire réfléchir sur nous-mêmes