Le marché, lieu de rencontre des marchands, est l’institution qui convertit tout ce qui y passe en valeur (la valeur étant la monnaie unique du bonheur économiste). A l’origine on parlait de marché essentiellement pour les denrées agricoles, les produits d’artisanat, le produit de la pêche, les bestiaux … et aussi les esclaves.
La racine étymologique de marché, de marchand, ou de commerce, est aussi celle de Mercure, dieu des marchands, des voyageurs, messager des dieux, mais aussi dieu des voleurs et des menteurs. Visiblement et quelle qu’en soit l’utilité, les anciens ne tenaient pas le commerce et le marché en très haute estime morale. Les choses changeront vers la fin du Moyen Age, quand la richesse de certains marchands leur donne une forte influence et une importance culturelle et politique. Un grand commerce de prestige (tissus, soie, épices, objets précieux, mais aussi esclaves), parfois à grande distance, s’affirme comme une source de richesse et fait du pouvoir politique son allié. La Renaissance italienne ou flamande montre bien ce prestige marchand. C’est le début de la mondialisation actuelle, et c’est aussi l’apparition des doctrines économiques.
Le marché lieu de perdition et d’arnaque devient alors une place où se font les fortunes, et on met en évidence ses vertus pacificatrices et régulatrices. Avec Adam Smith et sa fameuse formule de la main invisible, le marché devient le cadre d’expression d’une sagesse immanente produite par la confrontation et la concurrence des intérêts. L’alchimie du marché transmute ainsi le vil plomb des multiples égoïsmes dans l’or de la prospérité collective.(Ces idées sur "l'honnêteté collective des fripons" doivent beaucoup à la Fable des abeilles publiée en Angleterre en 1714 par Bernard Mandeville)
Le système du marché devient ainsi un modèle, et il est ensuite étendu peu à peu à toutes sortes de transactions : argent et banques, matières premières agricoles puis industrielles, biens immobiliers, travail humain, énergie, art et biens culturels, sportifs et célébrités diverses (le « mercato »), émissions de télévision, etc. On peut même dire qu’il y a aujourd’hui un marché du contexte social et fiscal sur lequel les pays rivalisent pour attirer les investisseurs, de même qu’il est en train de s’instituer par ailleurs un marché de la qualité environnementale ou atmosphérique.
Evidemment, il y a aussi des marchés honteux, marchés noirs, marchés des drogues et du sexe, trafics d’armes. Mais s’ils sont dénoncés, ils prouvent aussi la spontanéité et le dynamisme de ce système. Le marché serait ainsi un invariant incontournable des sociétés humaines.
Des théories ont été élaborées pour prouver la vertu universelle des mécanismes de marché, leur capacité à optimiser le bonheur collectif mieux que tout autre système, en général au prix d’hypothèses irréalistes, et parfois même absurdes (les acteurs rationnels, l’information égale pour tous).
En effet, comme souvent en économie, les imperfections de la théorie (et non celles de la réalité) sont patentes. La possibilité de reporter une décision dans le temps ou d’anticiper une évolution varie avec les objets. Les grains de céréales, le café, peuvent se stocker mieux que le lait, les poissons ou les salades. De même, il y a des différences fondamentales entre le pétrole et l’électricité, entre les biens de consommation courante , ceux d’équipement du ménage, les objets de luxe ou le logement. Il est plus que douteux que le travail puisse correctement être envisagé comme une denrée de marché. La plupart des marchés sont par ailleurs sujets à des phénomènes de spéculation qui faussent l’établissement du « juste prix ». Le développement des télécommunications et la frénésie hyperfluide de l'espace mondialisé d'Internet n'ont pas contribué à assagir les marchés financiers, bien au contraire.
Ce marché « parfait » relève pourtant le plus souvent du mythe, et la véritable religion du marché qui s’est peu à peu instituée doit plus à l’heureuse formule d’Adam Smith et à la possibilité de développer des calculs sur le modèle qu’à la vertu morale supposée de ce marché.
Que le marché parfait soit un mythe n’empêche pourtant pas les théoriciens du libéralisme, fascinés par cette idée d’un équilibre produit par l’organisation du marché, de prendre les résultats de leurs calculs pour des vérités. Le temps qu’il faut pour que les déséquilibres se résorbent est pour eux un facteur secondaire, tout comme les oscillations plus ou moins erratiques des marchés laissés libres, et les injustices qui en sont le corollaire. Selon ces théories, ces injustices temporaires seront effacées « tôt ou tard » par la justice immanente du marché. Ils préfèrent, au nom d’une sorte de « physique naturelle » des marchés, postuler que toute tentative de régulation ou de correction (le démon interventionniste) est à priori néfaste. Certes, les thuriféraires du tout marché doivent admettre la réalité ou l’histoire qui nous démontrent les défauts du système (et de la théorie), mais pour eux, c’est la preuve qu’il faut poursuivre les réformes pour parvenir un jour à conformer la réalité humaine et sociale au modèle parfait.
Au delà de la question de la justice humaine, il faut aussi souligner que le système lui-même de régulation par le marché est oublieux d’un certain nombre de facteurs. Les transactions boursières ne s’intéressent pas à l’emploi des salariés, pas plus que les marchands d’esclaves ne se préoccupaient de l’avis de ceux qu’ils vendaient. Certains effets d’aubaine produisent des destructions de ressources (surpêche, épuisement de gisements, pollutions non traitées) et il s’instaure aussi une concurrence du moins disant écologique, car certaines « parties prenantes » ne sont pas représentées dans la négociation (environnement, générations futures). Pour tous ceux qui sont alarmés par la crise écologique, il est maintenant évident que, si on peut prêter aux marchés des vertus dynamiques et de la réactivité, il reste illusoire, sans une forte régulation, d’espérer orienter cette dynamique vers les préoccupations à long terme de la sauvegarde planétaire.
Comme beaucoup de choses sur Terre, l’environnement ou la qualité de vie de nos descendants ne sont pas une marchandise.