La pensée par analogie repose sur l’observation des
ressemblances, c’est à dire sur la mise en
correspondance des représentations qui est un processus fondamental de
l’activité cérébrale.
Notre langue, qui nous sert à penser et à communiquer est nourrie
d'analogies. Lorsqu’on pousse l'analogie à l’extrême, on débouche sur
le
raisonnement mathématique qui comme le disait Poincaré est l’art de
donner le
même nom à des choses différentes. La notion de nombre provient de la
mise en
correspondance les éléments de deux ensembles, la géométrie est issue
du
classement des formes dans l’espace, l’analyse fonctionnelle résume
l’observation et la mesure de toutes sortes de phénomènes évolutifs.
Mais les
analogies nourrissent aussi la poésie ou la philosophie, ainsi que les
fables
et les proverbes où s’exprime la sagesse des cultures.
De façon plus ou moins implicite, l’analogie est une
induction, c’est à dire l’extension à un
ensemble plus vaste de phénomènes particuliers. Elle postule sans le dire que
les ressemblances auxquelles elle s’intéresse ont une logique qui autorise une
certaine généralisation. Sans avoir la force logique de la déduction,
ni sa rigueur et sa capacité prédictive, l’analogie est d’un usage plus aisé,
et un outil permanent pour l’esprit humain pour construire ce qu’il considère
(en attendant un démenti plus fort) comme une ébauche de vérité.
Pour la compréhension de phénomènes complexes, l’analogie est
parfois bien utile, permettant d’éclairer la complexité d’un objet mal connu
par celle d’un autre, mieux compris et de complexité comparable. Sans trahir la
réalité par trop de simplification, et à condition d’éviter une interprétation
trop à la lettre du modèle, on peut s’autoriser à dégager quelques logiques ou
mettre en évidence des modalités de fonctionnement.
Les conclusions qu’on tire de l’analogie sont plus rapides,
parfois très parlantes et donc très convaincantes, mais ne sont pas exemptes de
failles. Cette faiblesse tient à la nature des ressemblances qui justifient
l’analogie. Certaines d’entre elles sont profondes, et autorisent donc des
parallèles bien construits (qui ont pu parfois conduire à de grandes avancées
scientifiques), d’autres sont plus superficielles, et risquent d’induire en
erreur. Comparer le requin et le dauphin sur leur aisance à se mouvoir dans
l’eau est judicieux, mais après, il faudra tenir compte pour d’autres fonctions
organiques de leur place relativement éloignée dans l’arbre du vivant,
autrement dit du fait que le requin est un poisson alors que le dauphin est un
mammifère.
Malgré ces réserves, et à cause de sa force communicative, ce mode de pensée est omniprésent. La question de son bon usage est donc importante, en particulier lorsqu’il s’agit de transmettre au citoyen ordinaire une compréhension élaborée par les spécialistes.
La progression des connaissances est allée de pair avec son
fractionnement en de nombreuses spécialités, devenues chacune de moins en moins
accessible à l’homme ordinaire. Fascinée par les acquis théoriques et surtout
pratiques mais de moins en moins capable de vérifier la justesse de leur
jugements, la société est alors amenée à se fier de plus en plus aux
spécialistes et aux experts. Or ces
spécialistes, enfermés dans de petits cénacles, peuvent aussi perdre le contact
avec les choses du quotidien ou même juger en fonction d’intérêts
corporatistes. Il en résulte qu’aujourd’hui la compétence pointue n’est plus
une garantie de bonne appréciation des enjeux ou de décision sage.
Dans une époque qui s’interroge de plus en plus sur l’évolution
scientifique et technique, un des enjeux principaux de la vulgarisation est de
permettre une certaine redistribution du pouvoir de décision acquis par les
experts. Les progrès de la science et de la technique relèvent certes avant
tout de la compétence de ceux qui en sont acteurs, mais certains choix qui
engagent toute la société ne peuvent se faire qu’à l’issue d’un dialogue
éclairé entre les différents niveaux de connaissance ce qui suppose de partager
une compréhension minimale. La
vulgarisation qui au XVIIIe siècle appartenait aux plaisirs mondains est
ensuite devenue au XIXe siècle une question d’éducation et d’économie.
Aujourd’hui, elle est aussi un enjeu démocratique fondamental et il est
essentiel que la connaissance patiemment élaborée par les spécialistes puisse
diffuser plus largement dans la société.
Les scientifiques ne portent pas tous le même regard sur la
vulgarisation. Certains professent à son
égard un mépris évident, renforcé par les connotations du mot lui-même. A leurs
yeux, une schématisation excessive déforme ou dénature ces savoirs qu’ils ont
laborieusement constitués et repoussant la facilité ou le sensationnalisme, ils
préfèrent rester dans l’entre soi des initiés. D’autres à l’inverse, sont
fervents de vulgarisation qu’ils soient mus par la volonté sincère de partager
le savoir et la responsabilité ou qu’ils soient en quête d’une notoriété
médiatique gratifiante pour leur personne et favorable dans la course aux
financements. On mettra dans une catégorie à part la vulgarisation à
but franchement mercantile, comme ces
conseils diététiques qui garnissent les emballages alimentaires et qui
cherchent à conquérir le consommateur en lui assénant des « vérités »
teintées de jargon scientifique.
Il ne faut donc pas s’étonner de ce que dans ce vaste champ
du savoir vulgarisé, qui est d’une certaine façon la vitrine publique de la
science, le meilleur côtoie le pire.
Si utile et nécessaire que soit la vulgarisation, il faut faire
le tri. Il faut apprendre à écarter les présentations trop déformantes, voire
falsificatrices et extraire de cette masse d’informations ce qui donne
réellement accès à ces connaissances difficiles.
Les motivations du vulgarisateur peuvent être honnêtes ou biaisées, notamment par des liens soupçonnés
ou connus avec des groupes d’intérêt, car le monde des sciences n’y échappe
pas, tant la pénurie d’argent y est chronique et tant les relations avec le
monde de la technique, des industries et de l’économie y sont nombreuses. Les
grands scandales sanitaires, ou les accidents industriels ont souvent parmi leurs
causes l’aveuglement des décisionnaires ou du public face à des conflits
d’intérêts qui auraient dû disqualifier de nombreux experts.
Par ailleurs il faut aussi veiller à ce que les procédés didactiques auxquels on a recours pour donner accès à des connaissances complexes restent légitimes et exempts de manipulation. Garder la notion des ordres de grandeur, des échelles, des degrés de complexité, rester lucide sur les raccourcis de langage commodes mais trompeurs, détecter une extrapolation abusive. Cela n’est pas toujours facile, surtout pour le néophyte soudainement illuminé par la clarté d’une présentation enfin compréhensible.
Même si on met de côté les manipulations mal intentionnées qui
relèvent du commerce, de la propagande ou de la morale, les procédés
intellectuels de la vulgarisation recèlent donc des pièges et ils supposent des
précautions d’emploi.
La difficulté principale de la vulgarisation est de trouver une
bonne manière de simplifier ou de rendre accessible. En mettant grâce à
diverses analogies l’objet complexe qu’il cherche à éclairer en regard avec un
objet plus familier à son auditeur, le vulgarisateur suscite une
compréhension qu’il espère rapide et efficace, mais qui restera approximative
et pourra même parfois être franchement fallacieuse. Pour s’épargner la rigueur d’une description minutieuse et logique
selon les canons de la science, on gagne du temps en faisant appel à des
représentations déjà connues ; mais l’analogie transforme aussi le
vocabulaire, et dénature les notions en déplaçant les mots d’un domaine à un
autre. Elle peut donc prêter à confusion, à des erreurs d’appréciation, à des
simplifications. Elle est même souvent un outil volontaire ou fortuit de manipulation.
Quand on nous dit que corps social
« est malade », que la planète « a la fièvre », que
nous sommes endettés « parce que nous avons vécu au dessus de nos
moyens », que hier « nous » avons « conquis » la Lune,
que « demain » l’homme sera sur Mars et « après demain »
dans une de ces exo-planètes qu’on découvre en grand nombre, il ne faut pas
donner à ces images une valeur trop littérale. La responsabilité des questions
environnementales et planétaires est partagée de façon éminemment complexe, et
l’extrapolation simpliste de la supposée marche du progrès est pour le moins
sujette à caution.
On entend couramment des économistes qui pour nous expliquer des
phénomènes de spéculation boursière ou de finances nationales nous racontent
des histoires de boulangères ou de budget familial. Le discours des
technocrates met souvent en correspondance les stratégies des décideurs et le
comportement « du » consommateur. Dans ces présentations, on oublie
les différences d’échelle, l’impossibilité conceptuelle d’assimiler
comportement individuel et phénomène collectif, et on introduit subrepticement
des préceptes moraux dans des domaines qui n’en relèvent pas nécessairement.
Les raccourcis de temps pour décrire la longue histoire de
l’Univers, les sophismes à propos du chat de Schrödinger, Einstein proclamant que "Dieu ne joue pas aux dés", les descriptions
abusivement mécanistes ou finalistes de phénomènes biologiques (comme par
exemple le « struggle for life » improprement attribuée à Darwin ou
la théorie du « gène égoïste » proposée par Dawkins), les
publications sensationnalistes sur les « causes » de tel ou tel
maladie individuelle ou sociale construites sur une interprétation simpliste de
corrélations statistiques sont parlantes, mais induisent aussi du simplisme,
des confusions et de la désorientation. Les formules parlantes peuvent
marquer les esprits, mais elles peuvent aussi trahir leur objet, et même leur
auteur.
L’interprétation des corrélations statistiques est plus
complexe que la présentation qui en est souvent faite. Dans certains cas, les relations de cause à effet
sont réelles, dans d’autres cas, ce ne sont que des apparences, ou le mécanisme
causal est d’une tout autre nature que celui qui est suggéré. Les polémiques
sur les arbitrages économiques, les problèmes de santé ou sur la nocivité de
tel ou tel facteur environnemental montrent souvent comment les arguments
peuvent être tournés de façon partisane par les groupes d’influence qui
s’opposent.
La vulgarisation des questions environnementales et
planétaires, au premier rang desquelles celle de l’effet de serre et du
changement climatique se heurte à ces difficultés. Trop simplifiée, elle peut
susciter la peur irraisonnée tout autant que l’incrédulité irresponsable, trop
détaillée, elle ne permet pas de faire émerger les certitudes parmi les doutes,
ni de dégager les priorités d’action. La
crise planétaire environnementale de l’anthropocène est mal décrite par le
terme de catastrophe, même si elle est très rapide à l’échelle des temps
géologiques, mais compte tenu de l’inertie des changements de civilisation
qu’elle met en jeu, il n’est pas entièrement faux de chercher à alarmer en
disant que « nous allons dans le mur ».
Cependant, si imparfaite et si risquée que soit l’analogie, elle
est bien souvent un moyen irremplaçable de faire partager au plus grand nombre
la compréhension du monde élaborée par les spécialistes. Marchepied
nécessaire vers les choses complexes, l’analogie bien choisie permet aussi des
résumés imagés et frappants. Il faut savoir s’en servir pour étendre son savoir
et sa vision des choses, pour faire comprendre sans manipuler les esprits des
notions difficiles d’accès, et rester prudent sur son usage en gardant la
conscience des limites qu’impose le décalage, au delà des ressemblances, entre
l’objet d’étude et son analogue.