HOMME
Tout
en se défendant de trop d’anthropocentrisme, il faut bien admettre que
l’homme est un animal assez particulier. Mammifère apparu assez
tardivement, nous sommes tentés de placer l'homme au sommet de la pyramide
évolutive, à cause des aptitudes qu’il a manifestées, notamment depuis
quelques dizaines de milliers d’années. C’est surtout une très grande
capacité à adapter activement son environnement qui lui a permis de
compenser ses caractéristiques physiques plutôt modestes et d’avoir une
emprise croissante (directe ou indirecte) sur l’ensemble de la
biosphère.
Par sa capacité à s’organiser en sociétés complexes et à
élaborer et transmettre sa culture (notamment technique), l’homme est
parvenu à un niveau inégalé de transformation de la Nature à son usage.
Cette transformation s’est amorcée de façon empirique, avec des
énergies modérées (et renouvelables) et à l’échelle de populations
faibles et dispersées, s'est amplifiée au Néolithique, puis elle a débouché depuis deux siècles sur la
civilisation industrielle, l’exploitation massive des réserves
biologiques ou géologiques et la mondialisation récente. Les
scientifiques parlent d’ailleurs maintenant d’anthropocène pour
caractériser ce tournant dans l’histoire de la Terre.
Cela autorise-t-il à placer l’homme en dehors de la Nature ?
En
fait, l’observation du monde vivant montre qu’à peu près toutes les
aptitudes humaines existent chez d’autres êtres, mais à des niveaux
différents (moindres, mais aussi supérieurs) et en général selon des
combinaisons plus élémentaires. Il y a des animaux dotés de langages (abeilles, dauphins, oiseaux),
formant des sociétés complexes (insectes sociaux, loups, singes),
capables de compter, d’aimer, de rire, d’élever
et de transmettre à leurs petits. Il y a des animaux capables de
construire (termites, castors, nids, pièges), de se fabriquer des
enveloppes protectrices (larves de phryganes, cocons), de créer ou
d’apprécier la beauté (oiseaux décorant leur nid). Il y a des formes de
cultures chez certains animaux, c'est-à-dire des traits de comportement
acquis par des individus et transmis par l'exemple aux congénères et
par l'éducation à la descendance. Il y a aussi des animaux capables de
détruire, ou de s’entretuer. Notre « esprit »,
qu’on peut définir comme une émergence de notre complexité cérébrale et
sociale, existe sous des formes plus embryonnaires chez certains
vertébrés que nous aimons qualifier de « supérieurs ». En revanche, il
n’y a à l'évidence pas d’espèce capable de tout cela à la fois et au même degré que
l’espèce humaine.
Il y a par ailleurs bien des choses que nous ne
savons pas faire aussi bien que d’autres animaux (vol des oiseaux,
agilité des écureuils, résistance et longévité des tortues, succès
évolutif des bactéries, sens aiguisés et spécifiques des pigeons, des chauves-souris ou des dauphins, discipline des
insectes sociaux, etc…) De plus, pour notre vie organique comme pour
une bonne part de nos bonheurs, nous sommes encore dépendants des
cycles de la Nature, même si nous les avons en partie modifiés et
détournés de leur cours d’origine. Pour le scientifique, l’homme reste
donc un animal, un organisme biologique inclus dans la Nature,
et non
hors de la Nature. Les biologistes d'aujourd'hui dénoncent ces
présentations héritées de conceptions plus anciennes qui placent
l'homme au sommet d'une échelle ou d'une pyramide évolutive. Pour eux,
toutes les espèces actuelles sont par principe également évoluées, homo
sapiens n'est ni la plus ancienne, ni la plus récente des espèces et
aucune espèce plus qu'une autre ne peut apparaître comme un
aboutissement privilégié de l'évolution. Cette revue de détail des
aptitudes humaines et
animales est évidemment décevante pour ceux qui défendent un
"humanisme" où la Nature est au service de l'homme. Pour rassurer les
obnubilés du "propre de l'homme", suffira-t-il de concéder qu'effectivement, l'homme est le seul animal à avoir des fesses ?
Au delà de cette boutade, il est pourtant difficile d’échapper à
l’évidence de notre singularité dans le monde vivant, d’autant plus
grande que les autres hominidés avec qui nous aurions pu partager nos
supposées qualités appartiennent au passé. En pensant l’homme hors de
la Nature, certaines cultures ont donc induit l’apparition des sociétés
agricoles puis industrielles, avec une exploitation démesurée des
ressources terrestres et une explosion démographique amplifiée par
l’efficacité médicale.
Si on cherchait à caractériser l’homme dans
la logique de l’évolution, on pourrait dire qu’il est une espèce dont
l’avantage sélectif tient essentiellement à sa capacité adaptative
d’évolution culturelle, évolution bien plus rapide que celle de sa
biologie ou de son patrimoine génétique. En d’autres termes, on peut
dire que l’homme, à la différence des autres animaux, est acteur de son
évolution. L’histoire se substitue à l’évolution (JF Kahn).
Prenant
conscience depuis peu de la démesure et des dangers de notre impact sur
la biosphère, il nous faut maintenant apprendre à nous penser à nouveau
comme appartenant à cette biosphère, et assumer dans notre action
collective une responsabilité à la hauteur de ce pouvoir d’agir qui est
devenu si singulier.
Faute de quoi, l’humanité sur Terre pourrait un
jour n’avoir été qu’un épisode éphémère, une brève «maladie » dont la
planète se sera débarrassée par un accès de fièvre. Qui sera là alors
pour évoquer la crise de l’anthropocène, après celle du permien, ou la
transition crétacé-tertiaire ? Quel sens pourrait alors être donné à
l’aventure malgré tout assez étonnante de la conscience et des
civilisations humaines ?
Pour en revenir à la vision évolutive des
choses, les hommes parviendront-ils à adapter leur évolution par la civilisation à
la finitude maintenant patente de sa planète ?