La modernité est un véritable slogan, invoquée en toutes circonstances. En politique, il faut moderniser, un objet de décoration est « résolument » moderne, mais telle ou telle œuvre ancienne ou primitive (Lascaux, un masque africain, Bach, l’Evangile, etc…) est aussi « incroyablement » moderne. A quelques rares exceptions près (les mathématiques, la pédagogie, l’urbanisme, ) ce qui est moderne est fondamentalement bon, même si c’est parfois un peu déconcertant. Ce mot trop galvaudé de modernité ne veut plus rien dire, si ce n’est une vague adhésion indifférenciée à ce qui est actuel. Tout intellectuel doit afficher sa modernité. On en arrive à faire croire que toutes les époques ont eu leur modernité, suscitant toujours les mêmes attitudes. En réalité, la notion de modernité a une histoire, et du point de vue philosophique, elle a un contenu. Son apparition marque un véritable changement dans l’histoire des cultures.
Même si elle s’amorce plus tôt par la conjonction de différents
facteurs, disons vers la fin du Moyen-âge, la modernité apparaît
officiellement en Europe au dix-septième siècle, avec la querelle des anciens
et des modernes en art, avec les premiers succès des sciences d’observation et
la multiplication des grands voyages.
A partir de la Renaissance, la lecture se répand, les humanistes
revendiquent de penser par eux-mêmes, défendent la raison et prennent des
distances avec l’autorité de l’église. Peu à peu, l’observation du monde
devient méthodique et s’équipe d’outils de plus en plus précis et puissants. L’explication
scientifique gagne en autorité en
augmentant considérablement les capacités prédictives et l’efficience de
l’action humaine. Elle « désenchante » le monde, non sans conflits
avec la religion, et dans le même temps elle déstabilise les morales primitives
ou traditionnelles fondées sur la pensée magique ou sur la relation avec Dieu. La
remise en cause des dogmes religieux a donné plus de valeur au jugement
individuel et déstabilisé les règles collectives. Mais la naissance de la
modernité correspond aussi à l’émergence de la notion de Progrès.
A partir du XVIIIe siècle, le Progrès sous ses diverses formes
suscite l’espoir d’un monde meilleur et remplace ainsi peu à peu l’espoir
religieux d’une autre vie meilleure dans l’au delà. La foi dans le Progrès et
l’espoir du paradis sur Terre se substitue à l’espoir métaphysique du Paradis
céleste. Cette mutation philosophique transforme les conceptions sociales en
parallèle avec les changements économiques et techniques.
Aujourd’hui, sous l’influence prolongée d’une philosophie
politique tendant à réduire le bonheur à sa composante matérielle, voire
monétaire, on peut dire que la religion de la croissance économique prêchée
dans les cercles dirigeants ou dans les médias n’est qu’un avatar simplifié de
cette religion du Progrès.
L’effet radical de deux siècles de modernité et de mondialisation sur l’évolution des civilisations a gravé dans les esprits l’idéologie univoque de l'avenir meilleur. Toute remise en cause de l’évolution des choses se voit ainsi jaugée à cette aune, souvent de façon simpliste. Il faut cependant sortir de ce débat.
La science et la technique, en même temps qu’elles ont accru
le pouvoir humain d’agir, ont donc affaibli les repères éthiques qui
assignaient des limites à la volonté individuelle ou collective. Elles ont aussi fait émerger cette foi dans le Progrès, assez naïve, mais qui a opportunément occupé la
place des anciennes religions discréditées par la nouvelle connaissance.
Notre pouvoir d’agir s’accroît, mais il est de plus en plus
difficile à mesurer, les chaînes causales se complexifient et les responsabilités
se diluent, le repli dans la sphère individuelle rend plus improbable une
action collective concertée. C’est le fonds du problème actuel, aggravé par
l’explosion démographique, la surexploitation de l’environnement et l’escalade
technique (transports et communications notamment)
Une crise sans précédent
(amorcée avec la modernité) se fait jour. Elle est liée notamment
· à
l’augmentation de l’impact humain (population
et puissance) sur une planète aux capacités finies (crise écologique)
· aux
rapports de domination et aux inégalités croissantes liées à la généralisation
des échanges matériels et financiers (crise de l’économique)
· au
brassage mal maîtrisé des diversités culturelles (crise culturelle et morale)
Avec ce brouillage général de l’espoir progressiste notre
civilisation perd son sens et ne sait plus très bien après quoi elle continue à
courir.
Malgré l’avenir assombri et l’inévitable regret d’un
hypothétique âge d’or perdu, on ne peut effacer la transformation radicale que
la modernité a imprimé au monde des Terriens. De nombreux acquis positifs
doivent aussi permettre de réagir. On ne peut pas non plus rester englués dans
un fatalisme passif devant le cours actuel des choses ni prolonger une logique
de fuite en avant irresponsable.
Pour dépasser cette modernité usée et préparer un avenir moins
sombre, il faut penser et agir pour le XXIe siècle.