La physique décrit l’univers comme régi par un système
de forces fondamentales qui
organisent la structure
de la matière aux différentes échelles :
solidité des noyaux atomiques, des atomes et des molécules, cohésion
des objets
d’échelle humaine (au sens large), interactions des masses dans les
systèmes
astronomiques . Observant des phénomènes de diverses natures tels que
la
gravitation, l’électromagnétisme ou les interactions de particules, le
physicien les désigne comme effets d’une « force » qu’il
mesure et
dont il décrit les lois. La force agit sur la matière, se développe
dans
l’espace (on parle de champs de forces) et dans le temps (car
l’uniformité du
temps est affectée par les forces).
Lorsqu’une force agit, elle met en jeu de l’énergie, selon un « débit » plus ou
moins rapide
qu’on appelle puissance. La puissance caractérise la
rapidité des
échanges d’énergie associés aux
modifications de la matière dans le monde physique. Force et puissance
sont
donc des notions apparentées, mais
distinctes. Si les grandes puissances (comme celles qu’on
observe dans
les grands cataclysmes) supposent de grandes forces et de la rapidité, des
forces de grande intensité peuvent aussi agir avec une grande lenteur,
et donc
à faible puissance (par exemple la croissance de racines faisant
fissurer un
dallage). La science des forces est la mécanique, une branche de la physique qui, par le
pouvoir sur
la nature que les hommes en ont tiré est devenue un modèle.
Mais cette description, pour cohérente et opératoire
qu’elle
soit, dissimule un artifice intellectuel puisque la science définit la force
non comme un objet en soi mais comme une cause dont on constate les
effets sur la matière
(variations du mouvement ou
déformations). Parler de force au vu de ses effets sans en décrire la
nature
équivaut à attribuer un pouvoir aux objets «producteurs» de force, une
sorte de
« volonté ». Leibniz qui voyait une faille logique dans cette
façon
d’aborder les problèmes avait ainsi dénoncé dans l’attraction
universelle de
Newton un subterfuge d’ordre magique.
Nous sommes par là ramenés au fait que le mot
force est
associé par son étymologie au courage et à la volonté, qualités humaines avant
d’être des notions physiques. La
force ou
la puissance parlent de la capacité d’action d’une personne (ou d’un
animal) au
sens physique et donc musculaire, mais aussi de façon plus étendue à ce
qui
peut être fait collectivement et avec
l’aide d’outils ou de machines.
L’idée que force ou puissance peuvent avoir une
dimension
mentale se retrouve de façon extrême dans le cinéma de science fiction
dont les
héros sont dotés de « pouvoirs » plus ou moins surnaturels ou
habités
par « une force » qui donne à leur volonté une capacité
d’action
surhumaine. Cette « force » des héros compense dans nos rêves
les
limites de notre pouvoir réel et nous console de ces contraintes qui
nous
forcent parfois à agir malgré nous, contre notre volonté. Car la vie
(et
notamment la vie en société) s’organise sous l’effet de forces qui se
conjuguent ou qui s’opposent : les relations entre individus
sont
marquées par les démonstrations de force et les rapports de force. Comme dans d’autres groupes animaux, la
force
musculaire est une source d’autorité dans les sociétés humaines, et on
peut
penser que c’est une des origines (au moins en partie) du pouvoir viril
et du
développement du machisme. Cette explication n’est pas pour autant une
légitimation car les rapports humains étant complexes, il y
a des
substituts à la force physique,
d’autres
formes de force : force de conviction, patience, obstination et
constance,
force de séduction, et même force de la faiblesse. De plus, le recours
réel à
la force ou à la contrainte tend à perturber l’harmonie sociale et pose
question de la force légitime, de la régulation par la société de
l’usage de la
force. La civilisation, c’est justement le contrôle de la
force, le
privilège donné à l’harmonie du groupe, à l’intelligence, à la raison
et à la
morale. La force sans
intelligence, sans
sagesse, c’est la brutalité, la sauvagerie. La force pervertie en vue
du mal,
c’est la violence.
Si policées soient-elles, les organisations sociales ne
parviennent pas à éradiquer totalement toute forme de brutalité, de
sauvagerie
ou de violence. Pris dans les oppositions entre volontés individuelles
et
nécessité collective, il nous faut apprendre à trouver les meilleures
manières
d’exercer notre volonté, mais nous devons aussi admettre des limites au
pouvoir de notre volonté, nous devons accepter la contrainte, ce qui
est
affaire de philosophie, de sagesse,
d’intelligence.
Cette complexité se retrouve dans la morale du sport,
domaine
privilégié d’expression de la force physique. Le sport glorifie les
surhommes
que sont les grand champions, leurs exploits extrêmes, leur force, leur
puissance, leur rapidité et leurs qualités mentales. Mais des règles
rigoureuses doivent canaliser la force et assurer l’honnêteté de la
compétition, et la victoire peut
aussi couronner celui dont la tactique est
intelligente ou qui sait persévérer. Les arts martiaux citent en
exemple ceux
qui savent transformer leurs faiblesses en force, comme le judoka léger
habile
à retourner contre son adversaire la puissance supérieure de ce
dernier. Le
sport, exutoire parfois de pulsions dangereuses, codifie la violence
sans
toujours exclure la sauvagerie ni la ruse, mais en principe il refuse
la
triche.
L’importance prise aujourd’hui par le sport ainsi que
par
d’autres spectacles extrêmes montre à quel degré notre époque
glorifie la
force et la puissance, et
l’omniprésence
de machines puissantes et rapides le souligne encore plus. L’exaltation
de la
puissance a pu à l’origine valoriser ceux qui avaient la capacité de
faire plus
pour le groupe, ensuite elle a nourri l’intérêt pour les progrès de la
machine,
mais aujourd’hui, la dimension utile de la puissance est assez
largement
comblée, et la course se prolonge sans but
réfléchi. Alors que nous
pensons être civilisés, il nous faut prendre conscience de la
sauvagerie du
machinisme galopant et de la
brutalité,
notamment envers la nature, qui découle de cette débauche de puissance.
Une observation attentive des véhicules qui se
partagent la rue
montre les ambiguïtés dans l’évolution des mentalités : si on peut
se
réjouir que les partisans des circulations douces fassent des émules,
comment
ne pas s’inquiéter par ailleurs de la prolifération
de machines agressivement
et inutilement surpuissantes ?