Ennui

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Il faut croire que l’ennui est une maladie moderne. Les philosophes anciens voyaient le travail comme une aliénation, et considéraient que l’homme ne pouvait s’épanouir que dans l’oisiveté. Le débat portait ensuite sur la manière plus ou moins convenable de remplir cette oisiveté : soins du corps, amour des autres, méditation, discussion, beaux arts, politique.

La mentalité industrielle a changé cela, en glorifiant le travail, en fustigeant l’improductivité, elle a fait de l’inactif un parasite, un décadent, ou un malheureux dévoré par le spleen ou les drogues. Puis, peu à peu, on a compris les vertus du repos institué, à la condition toutefois qu’il en soit fait bon usage (restaurer la force productive) et qu’on en évite les mauvais (drogues, mauvaises fréquentations, mauvaises lectures, contestation de l’ordre établi, etc…).

L’ennui est lié au temps disponible. Avec l’évolution technique et sociale, nous avons bénéficié d’un temps de loisirs accru, et les risques de mal meubler ce temps ont augmenté. Il a donc fallu veiller à canaliser les activités de loisirs, et la société moderne a mis en place une vaste industrie du divertissement qui a fait de l’ennui son premier ennemi. Omniprésente, s’infiltrant dans tous les interstices de la vie courante, cette industrie manifeste son horreur du vide en le comblant par une multitude de produits proposés pour tromper l’ennui qui nous menace en permanence.

On a fait de l’ennui une hantise de chaque instant et on nous rend coupables de notre inactivité, assimilée un peu vite à l’ennui, en nous proposant d’acheter toutes sortes de dérivatifs : émissions de télévision à l’intérêt factice, tourisme préfabriqué, hobbys plus ou moins débiles, faux suspense du sport, jeux vidéo, etc… Le paroxysme est atteint avec la publicité, conçue comme un divertissement en soi, sinon comme un des beaux arts. Le renversement ou le brouillage des valeurs est omniprésent, il est interdit d’être sérieux, sauf pour critiquer les choix du sélectionneur du club de foot, la charité se plie à la logique de l’amusement et l’éthique doit s’abriter derrière le plaisir.

Tout cela vise à remplir notre imaginaire de rêves stéréotypés et contrôlés avec un double bénéfice, le profit des professionnels du rêve et la soumission au bonheur économique formaté. Il n’y a pas de pays plus porté à la glorification obsessionnelle du rêve que les Etats Unis (The American Dream), et la machine d’Hollywood fait tout pour en « faire profiter » la terre entière. L’Europe s’est vue gratifier du parc de loisirs Eurodisney, qui lui ressert les fantasmes de ses vieux contes remixés dans un paradis de pacotille. Ce parc et ses alentours sont un témoin frappant de l’envahissement de nos imaginaires par ce surimi de culture qu’est la culture commerciale. On se rappellera que le succès commercial du surimi doit plus au goût du glutamate qu’à la qualité des crustacés qui ont servi à sa confection.

Il y a évidemment aussi de nombreuses formes de loisirs très positives et un public nombreux s’y consacre. L’activité sociale informelle ou associative, les loisirs créatifs ou culturels, les distractions saines, le tourisme intelligent ou respectueux des autres ont en tout cas bonne presse. En outre, la gradation dans la qualité étant relative et fluctuante, il est illusoire de vouloir distinguer objectivement entre bons divertissements et divertissements débiles ou creux. L’existence même de ces derniers ne serait pas (à dose raisonnable) un problème en soi, mais à bien y regarder, la faible exigence de qualité dans l’industrie du loisir a pris un tour inquiétant, et aujourd’hui, la consommation démesurée de divertissements en tous genres confine à l’addiction. Chaque innovation dans le domaine devient l’objet d’une polémique opposant dans un manichéisme caricatural les permissifs progressistes et les censeurs grincheux et passéistes. Mesurées à cette aune, les jeux vidéos et Internet sont à l’évidence deux des plus importantes formes récentes d’addiction.

Addiction, le terme est réellement approprié. Certaines formes de loisirs correspondent en tous points pour la société à ce que les drogues sont pour l’organisme humain. Drogues douces ou dures, bénignes ou malignes dans leurs effets secondaires, mais dévoreuses de temps, de moyens, produisant des plaisirs factices, des effets de manque, de l’accoutumance, menant à l’escalade et aux dérives mortifères.

Dans leur logique de concurrence pour captiver un public de plus en plus vaste, les fabricants de distraction ont instillé dans leurs produits de véritables drogues: beauté facile, suspense, excitation, béatitude, émotions fortes, tout cela est combiné selon un cocktail savamment dosé. Sous leur effet, on voit le public adhérer en masse, et consacrer un temps démesuré à ce qui au départ devait n’être qu’un simple dérivatif. Les fabricants de ces produits le disent eux-mêmes, leur but est de nettoyer le cerveau du public des soucis contemporains qui l’envahissent.

Fabrique-t-on pour autant du bonheur ? On peut en douter. Et surtout, submergés que nous sommes par cet « entertainement » envahissant et par cette hantise de l’oisiveté, nous en oublions de penser. Il faut s’en inquiéter, car cette industrie de la distraction qui au début nous avait séduits par quelques bouffées d’air pur est maintenant en train d’étouffer notre réflexion et de vider nos têtes. Il n’est pas certain que nos sociétés sous anxiolytiques permanents aient la lucidité et l’envie de sortir de leur dépendance et de reprendre leur destin en main.

Peut-être aussi faudrait-il réhabiliter l’ennui (à dose raisonnable) comme symptôme d’un certain bonheur. Ne dit-on pas que seuls les peuples heureux n’ont pas d’histoire ?

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