PROGRES
Comment
définir le Progrès, autrement que par l’étymologie ? ou ce qui revient
au même, d'assimiler le Progrès à la marche du temps ? Si on veut
rester au niveau général, sans distinguer divers aspects du Progrès
(technique, social, humain, etc...), on pourrait assez
bien résumer les choses en disant que le Progrès, c’est la confiance
dans le futur. C’est la nécessité, lorsqu’on prend conscience d’un
passé chargé de misères, d’envisager l’avenir comme un espoir plutôt
que comme une crainte. C’est pourquoi le Progrès est l’une des
religions modernes.
La croyance dans le Progrès est en effet
typiquement moderne (voir Pierre André Taguieff). La plupart des sociétés anciennes ou
traditionnelles pensaient leurs malheurs comme le regret d’un âge d’or
perdu, inscrivaient leur action dans la perpétuation des coutumes
ancestrales, et envisageaient la mort comme une délivrance, ou l’espoir
d’un bonheur dans l’autre monde. L’idée du Progrès est née dans le
monde occidental, à une période d’évolution technique et politique
rapide, donnant aux inquiétudes de l’époque une réponse optimiste et
venant à point nommé pour relayer une religion dont les mythes étaient
contredits par la science.
La lucidité devrait parfois, et même
souvent nous faire douter de la réalité du Progrès, mais l’instinct de
vie alimente notre soif d’espoir. Au cours d’une vie humaine, dans des
circonstances géographiques historiques et sociales données, la
croyance dans le Progrès trouve plus ou moins de justifications
concrètes. Mais il est remarquable de voir comment, assez
majoritairement, même dans les périodes les plus sombres, nous nous
attachons à ranimer la flamme vacillante du Progrès, par exemple en
changeant de point de vue, en mettant le destin collectif au dessus de
notre destin individuel (ou l’inverse), en raisonnant sur des
générations multiples. Nous entretenons notre espoir à coup de rebonds
salutaires, d’impulsions prochaines sur le fond de la piscine, de bout
du tunnel qui s’approche, bref, nous continuons ainsi
d’entretenir notre croyance dans le Progrès, c’est à dire dans notre
futur assimilé aux mieux-être assuré.
Est-ce là la manière la plus
sage d’envisager le Progrès ? La question qui se pose n’est-elle pas
plutôt d’orienter notre action dans le « bon » sens, et donc aussi de
juger correctement de ce qui va ou non dans ce bon sens. Plutôt que
d’idolâtrer toute nouveauté comme une manifestation du sacro-saint
Progrès, ne convient-il pas de réfléchir sérieusement au contenu de ce
que nous voulons appeler Progrès ?
Ivan
Illich (notamment dans "la Convivialité") conteste avec des arguments
assez forts cette vision simpliste et linéaire du Progrès continu. Il
montre comment l'évolution de chaque technique conduit dans un premier
temps à un "réel" progrès, jusqu'à un optimum qui, s'il est dépassé
correspond en fait à une évolution régressive. Les augmentations
apparentes de performances sont moins décisives et se payent
d'inconvénients, de surcoûts, de dépendances qui se traduisent par un
bilan d'évolution globalement négatif. La question pertinente devient
alors de faire en sorte que l'évolution technique soit assez sage pour
se satisfaire de ces optimums. La marche vers le Progrès prend alors un
sens différent pour les pays en développement qui manquent encore du
nécessaire basique et pour les pays hyperdéveloppés qui vivent dans le
gaspillage et la futilité consommatoire.
Pour l’instant, nous croyons «
mesurer » le Progrès à l’aide d’indicateurs quantitatifs qui sont
tellement réducteurs qu’ils nous trompent sur le fond des choses. Plus
vite, plus grand, plus petit, plus longtemps, plus « riche », c’est le
règne du « plus ». Mais ces courbes montantes, ces graphiques «
optimistes » nous disent en fait peu de chose sur notre réel bien-être,
et encore moins sur les perspectives de le transmettre aux générations
futures. Changer de regard est d’autant plus urgent que notre
civilisation est sous l’empire démesuré de l’économie globalisée,
émergence forgée par ce culte du Nouveau ou du Plus, incapable
d’autocontrôle, et dont l’emballement mène ouvertement à la crise
planétaire.