COMPLEXITE
La
complexité est faite de différences et d’interdépendances. Elle
s’oppose à l’uniformité et à l’indépendance des parties. Elle s’oppose
aussi à l’inorganisation et à l’absence de forme intelligible. Un
ensemble sera d’autant plus complexe que ses éléments sont nombreux et
variés, qu’on peut le doter d’organisations, de structures et
d’échelles emboîtées. En descendant au niveau des particules, les
physiciens sont à la recherche d’une description simple par les
éléments. Mais alors, l’énormité du nombre de ces éléments interdit
leur description exhaustive, et oblige à mettre en lumière d’autres
descriptions, plus laborieuses, faisant appel aux propriétés émergentes.
La
séduction exercée par les descriptions simples explique nos fréquentes
tentatives pour appliquer à différents niveaux de connaissances les
modèles si satisfaisants de la physique. Ainsi, nous aimons parler de
mécanismes biologiques ou sociaux, de réserves et de flux économiques,
d’équilibre stable, sans toujours mesurer la part de simplification et
donc de distorsion qu’impliquent de telles descriptions. C’est une
tentation permanente d’appréhender les choses à partir des systèmes de
pensée qui se sont montrés les plus utiles, et donc de plaquer sur
toutes choses des sortes de modèles proches de la physique.
Il est du reste symptomatique que nous désignions ces modèles comme
"parfaits" (gaz parfait, liquide parfait, machine thermique parfaite, marché parfait, concurrence parfaite, etc...)
Jusqu’à un
certain point, cela nous aide à débrouiller certaines causalités, mais
cela nous donne aussi des réalités complexes une vision déformée, et
même quelquefois fausse. La physique est déjà à sa limite de bonne
prédictivité quand on l’applique à de la matière « imparfaite », ou à
de vastes ensembles (météorologie), mais nous avons du mal à nous
défaire de l’idée que grâce la biologie moléculaire, les sciences du
vivant se rapprochent de la mécanique, et nous manquons d’outils
satisfaisants pour la psychologie ou les sciences de l’homme. Nos tentatives pour imiter
la Nature par la mécanique, par l’informatique ou la robotique, sont
encore extrêmement simplifiées.
Nous commençons pourtant à
nous
saisir de la complexité quand nous parlons d’organes ou d’organismes,
de métabolisme, ou de phénomènes stationnaires. C'est également le cas
lorsque nous prenons en compte les déperditions, les frottements, la
dégradation des choses, ou encore l'évolutivité des cycles, les boucles de rétroaction, les
phénomènes hasardeux, les logiques stochastiques. Les modes de
descriptions qui nous permettent d’appréhender les logiques du vivant
peuvent, judicieusement utilisés, nous faire avancer dans le
raisonnement sur les phénomènes complexes (écologie, sciences sociales,
etc… ).
Ainsi par exemple, l’économiste Bernard Lietaer fait-il référence aux travaux du théoricien de l’écologie Robert Ulanowicz pour considérer qu’un système d’échange complexe dont la performance est poussée à l’extrême perd sa résilience,
c’est-à-dire sa capacité à surmonter des crises. Cette résilience est
elle-même favorisée par la diversité des éléments et une forte
interconnectivité. L’exemple de la fragilité écologique du territoire
de monoculture peut ainsi selon Lietaer être légitimement transposé à
des ensembles économiques, et notamment au système actuel du monopole de la monnaie.
On pourrait analyser dans les mêmes termes les systèmes de production
et de consommation énergétique, à l’échelle d’une petite unité, d’un
territoire ou au niveau mondial. Même les questions culturelles et
linguistiques confrontées à la mondialisation peuvent être observées
sous cet angle.
Sans que cela ne conduise à des résultats quantitatifs, il en ressort des appréciations qualitatives fondées par un raisonnement logique.
On notera que de telles observations qui jugent plus sage de renoncer à
maximiser l’efficience pour sauvegarder complexité et résilience
rejoignent les thèses d’Ivan Illich sur la convivialité.
Avancer
dans la capacité à penser le complexe est aujourd'hui un enjeu
essentiel (voir Terre-Patrie, d'Edgar Morin). En effet, un bon nombre
des problèmes actuels soulevés par la civilisation tiennent à un
appréciation inuffisante des conséquences multiples de nos agissements,
et nous n'y apporterons de bons correctifs que si nous sommes capables
aussi de raisonner au bon niveau, sans simplifier le problème, mais
aussi sans se noyer dans sa complexité.