Sobriété, frugalité

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Voilà des mots qu’on entend souvent et dont on comprend bien qu’ils sont employés de préférence à d’autres parce qu’ils semblent plus acceptables pour désigner l’inévitable réduction de nos excès de consommation. Si aujourd’hui l’opposition entre sobriété et absence de modération est consensuelle, la différence entre sobriété et privation fait débat.

La gestion raisonnable des ressources limitées, on devrait appeler cela le rationnement (division équitable de la pénurie), mais ce terme est imprononçable. Cela rappelle trop la guerre, les tickets, les files d’attente et le marché noir. Il n’est pas agréable de constater qu’il va falloir remettre en cause l’expansion insouciante de l’après guerre qui devait effacer ce souvenir, cette croissance que nous cherchons encore à poursuivre de crise en crise.

On atténue cette inquiétude en parlant dans des termes plus positifs de sobriété, de frugalité, car ces mots évoquent un rationnement volontaire, pratique de bonne santé. Se garder de l’ébriété, éviter l’obésité par quelques privations volontaires, c’est insister sur le côté positif du renoncement. A l’opposé, les privations restent un tabou, trop opposé aux objectifs de la société de consommation et aux « acquis » des trente glorieuses. Ainsi, le slogan de mai 1968  « il est interdit d’interdire !» a-t-il été accommodé à toutes les sauces et largement détourné de son sens d’origine. Sobriété et privation sont pourtant concrètement proches, la différence étant surtout sémantique, ce qui est important dans la perspective d’une évolution des mentalités. Contrairement à la privation, la sobriété est volontaire, et son objectif positif peut la rendre acceptable. Ces nuances sont importantes.

Il résulte de ces remarques que le comportement frugal ou non de l’humanité face aux limites planétaires se jouera en partie sur le plan de la psychologie collective. Si nous acceptons les limites d’une pénurie prévisible et que nous voulons la gérer, nous passerons sous silence le rationnement et parlerons plus diplomatiquement de sobriété, de frugalité. Si nous refusons cette démarche (par horreur du rationnement ou par négation de la nécessité de nous restreindre), alors, les limites s’imposeront d’elles-mêmes (probablement plus à nos descendants qu’à nous) sous forme de privations. La sobriété (privation volontaire) est en principe plus acceptable que la privation subie, et dans ce cas, la privation équitablement partagée (le rationnement) est plus acceptable que la logique de survie dans la jungle. Il est donc justifié de mettre en avant la sobriété volontaire, mais la décision individuelle ne suffit pas car les enjeux sont largement collectifs. Il faut alors s’interroger sur l’émergence d’une réelle volonté collective.

Dans cette optique, il est donc important de proposer à nos contemporains une morale positive de la sobriété. Celle-ci ne doit pas être vue comme un habillage hypocrite de la privation car au delà des problèmes du futur, on peut et on doit considérer les bienfaits attachés à certaines privations volontaires. Depuis longtemps, ces bienfaits ont été soulignés par les morales stoïciennes, et aussi épicuriennes, qui prônaient la modération et le contrôle des passions. Elles avaient bien saisi comment l’escalade des plaisirs conduisait à l’aliénation et se vidait de son sens, et combien il était plus sage de contrôler l’excès des désirs. A l’opposé de notre fascination pour l’illimité (pour le « trop »), le sage antique tenait la modération et la prudence pour des vertus cardinales. En quelque sorte, il assimilait la poursuite excessive des plaisirs à ce que nous appellerions aujourd’hui un comportement addictif. De même que celui qui renonce à sa drogue renonce à certains plaisirs mais retrouve santé et bonne conscience, nous devons nous convaincre que la vie du consommateur occidental n’est pas si enviable qu’on le dit généralement et qu’il est possible de refuser l’endoctrinement publicitaire et ses plaisirs faciles sans en être fondamentalement malheureux. Guérir de son obésité ne passe-t-il pas par la discipline consentie du régime et d’une certaine hygiène de vie ?

Cette alternative concerne évidemment en priorité les sociétés prospères des pays développés qu’on peut considérer comme droguées à l’excès de consommation, en observant aussi qu’elles proposent un modèle intenable à toute la planète. Il faut évidemment voir les choses autrement lorsqu’on parle des pays où cette évolution n’a pas eu lieu, et qui nous donnent malgré eux des leçons de sobriété. Pour ceux-là heureusement, entre le minimum acceptable et le niveau d’une consommation soutenable, il existe une marge d’espoir assez large, à condition que les pays déjà nantis ne l’accaparent pas. Doivent-ils penser leur développement selon un modèle dépassé et ne s’obliger au régime qu’après être passés par l’obésité? L’argument de la croissance nécessaire des pays pauvres est constamment détourné de façon perverse pour justifier le comportement irresponsable de ceux qui pensent préserver leurs marchés en vendant leur mauvais exemple. Ce sont souvent les mêmes qui pour effrayer l’opinion, reprochent aux « sobres »  de propager un ascétisme d’un autre âge.

La sobriété ne doit pourtant pas être confondue avec l’ascétisme, qui cherche une victoire sur le corps par la privation, il est vrai dans le but d’une élévation de l’esprit. Dans l’ascétisme, il y a un sous-entendu dualiste, séparant l’esprit du corps et donnant priorité au second sur le premier. Ainsi, l’ascète méprise son contentement, il refuse d’y céder pour élever son esprit en niant son corps. Le sobre, le frugal, le véritable épicurien se contente de peu (mais il se contente), il cherche moins à maîtriser son corps que sa passion déraisonnable pour des plaisirs mal mesurés.

Le niveau de consommation de l’occident développé est non seulement au delà du strict minimum vital, mais il a aussi largement dépassé le niveau raisonnable pour une planète finie et une humanité équitable. On essaie de nous convaincre qu’il continue d’être nécessaire pour faire tourner l’économie, mais qui peut dire que la raison des économistes soit supérieure à celle des climatologues ? N’est-il pas temps de sortir d’une logique productiviste qui n’est manifestement plus au service du bien commun ?

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