FUTUR
Selon Axel Kahn, une des particularités fondamentales de l’espèce humaine
est sa capacité à penser son avenir, à une distance dépassant largement
celle qu’on peut observer dans le monde animal. Vivant en sociétés
structurées par la communication verbale, éduqué longtemps au sein de
la société, l’individu humain apprend à
envisager l’avenir au delà de sa mort, et il se soucie de ce qu’il
laissera en héritage après lui. Comme le souligne notamment H. Arendt,
c’est un moteur fondamental pour orienter son action. C’est à partir de
là que se sont développées les civilisations, et avec elles
l’accroissement de la puissance technique.
Au passage rappelons nous cette propension irrépressible à
prédire l’avenir par tous les moyens, bons ou mauvais, qui se retrouve
au fil
de l’histoire dans toutes les civilisations sous des formes diverses.
Le biologiste Francis Hallé avance l'hypothèse que les variations
saisonnières, peu marquées sous les tropiques et très fortes dans les
latitudes plus élevées ont pu engendrer dans les sociétés une
appréhension du temps différente qui pourrait être un facteur important
dans les différences d'évolution des civilisations. Ce qu'on résume
trop simplement comme l'écart de développement Nord-Sud aurait à voir
avec un temps tropical relativement uniforme alors que dans les zones
tempérées, le temps est dominé par le cycle annuel des saisons
fortement
contrastées. L'alternance des saisons "bonnes et mauvaises" impliquant
une capacité à prévoir pour un futur plus lointain expliquerait
un rapport à la Nature moins confiant et une technique à la recherche
de fortes performances.
Cette
puissance d’action, et la capacité à envisager un futur lointain sont
aujourd'hui les fondements principaux de notre responsabilité actuelle envers la
planète. En effet, pour Hans Jonas, notre responsabilité doit se
mesurer à notre capacité à prévoir et à la puissance de notre action.
Grâce aux sciences,
nous avons amélioré notre capacité de prédiction, donc notre vision du
futur, à des degrés de précision et à des échéances très variables
selon les disciplines. Pour ne pas tout confondre, il faut distinguer
différentes sortes de futurs : futur immédiat, proche, lointain ou très
lointain. Futur certain, prévisible, ou spéculatif, futur souhaité ou
redouté, évitable ou inéluctable.
Il
faut aussi inscrire nos actions, individuelles ou collectives de façon
cohérente dans ces différentes sortes de futurs : immédiateté du temps
présent, urgence des besoins ou des échéances proches, projet d’une
vie, solidarité avec les générations à venir, temps historiques, temps
géologiques ou cosmiques.
Dans
cette recherche, il faut trouver la bonne mesure : l’héritage que nous
a laissé l’histoire doit nous inciter à nous projeter bien au delà du
présent et de notre vie d’individu, mais aux échelles de temps
cosmiques, nous sommes face à une démesure qui vide nos réflexions de
toute portée pratique.
Curieusement, les logiques de causalité font que certains
phénomènes qui, sur des durées courtes, sont chaotiques , deviennent prévisibles
sur des moyennes de temps étendues. On peut avec une excellente probabilité
prédire dans quel millénaire ou dans quel siècle mourra un individu donné, mais
il sera très hasardeux de donner avec quelque certitude l’instant de sa
mort à l’heure ou à la minute près. On peut donner de bonnes règles de fréquence
des séismes dans une région donnée, mais il est impossible de prédire (même à
une semaine près) la date de survenue d’une catastrophe.
On observe aussi un grand décalage entre la relative fiabilité
des prévisions des démographes sur quelques décennies et l’évolution complexe
et chaotique de la machine économique. Les échelles des temps démographiques
sont largement au delà de ce que peuvent penser les économistes, tributaires de
l’évolution imprévisible de la conjoncture et du contexte politique, mais cela
ne les empêche pas de tenter de
prévoir, en extrapolant contre toute légitimité scientifique la permanence des
conditions économiques pour prédire les difficultés à assurer dans dix ou vingt
ans la pérennité des systèmes de retraite ou de santé. Il est vrai qu’un des
fondements de l’activité financière consiste à être capable d’anticiper. La
spéculation à court terme fonctionne (mais elle rend les marchés myopes et
irresponsables), elle devient totalement hasardeuse sur le long terme.
Il en est ainsi des conditions climatiques, correctement
prévisibles (avec de puissants moyens d’analyse) à échéance de quelques jours,
mais d’évolution chaotique à l’échelle du mois. La météorologie est une science
assez myope, mais curieusement, l’évolution sur le long terme de phénomènes
climatiques globaux redevient prévisible car l’effet de moyenne rend la
physique de l’atmosphère à nouveau plus déterministe. Grâce à de nombreuses
recherches sur les déterminants et l’évolution passée, la climatologie a pu
parvenir à ce qu’elle estime une bonne prévisibilité sur l’évolution globale du
climat terrestre dans quelques décennies. Ce paradoxe apparent (souvent mal
compris) tient à ce que les évolutions sur de longues périodes concernent des
moyennes très globales, et non plus le détail au jour le jour et localement de
l’état de l’atmosphère.
Il
y a déjà fort à faire pour mettre en accord la brièveté des échéances
politiques et économiques avec les critères de durabilité ménageant
l’avenir des générations futures. Les sociétés traditionnelles, dont on
a dit qu’elles étaient sans Histoire, s’inscrivaient dans l’immuabilité
de leurs mythes. A l’inverse, en accélérant le temps et en dévalorisant
la permanence du monde, la civilisation industrielle a privilégié le
temps court et la myopie historique.