Littéralement, les affaires sont ce qu’on a « à
faire ». On peut prendre ce sens
« positivement», les affaires étant considérées comme une occupation
choisie par intérêt, une action avantageuse. On peut aussi le prendre
« négativement », les affaires représentant une action nécessaire
pour éviter une catastrophe ou réparer des dégâts. C’est le cas des affaires
judiciaires. L’anglais distingue business (l’occupation
économique) de affair (ce qui concerne)
ou même belongings (les objets qu’on possède) .
Ce qui est aujourd’hui remarquable, c’est que le mot affaire désigne une occupation, mais sans en préciser le
but. Ainsi, aujourd’hui, quelqu’un peut vous dire que son métier,
c’est d’être dans les affaires, de faire des affaires, d’être un homme
d’affaires (un businessman) , en bref, de gagner de l’argent sous un
prétexte indéterminé. Malgré cette
imprécision, l’homme d’affaires jouit d’une certaine considération, admiré pour
son pouvoir, son intelligence dans les transactions et surtout pour sa richesse
réelle ou potentielle. A l’inverse, la hiérarchie sociale moderne tient souvent
en faible considération ceux qui fabriquent réellement la richesse, paysans,
ouvriers ou gens de métier, habiles de leurs mains, créatifs, connaisseurs des
matériaux, des outils, et des savoir-faire. On voit par là comment notre
civilisation met l’argent au premier rang dans l’échelle des valeurs. L’emploi
indéterminé du mot affaires entre en résonance avec la supposée universalité de
la valeur argent. Dans nos
sociétés, ceux qui ont une valeur personnelle artisanale, artistique ou
intellectuelle gagneront d’autant plus de considération qu’ils auront pu la
faire fructifier financièrement. On finit par admirer les sportifs ou les
artistes bien plus pour ce qu’ils gagnent que pour ce qu’ils font.
L’homo oeconomicus qui fait des affaires est une invention
relativement récente. Si les échanges ne sont pas nouveaux, ils ne prenaient
pas autrefois la forme monétarisée du commerce aujourd’hui omniprésent. Dans
les sociétés des origines, on ne faisait pas d’affaires pour les affaires, les
échanges et les négociations ayant des buts clairement déterminés dans la
sphère matérielle, sociale ou symbolique. Malgré certaines tentatives
d’interprétation en termes de coûts - bénéfices qui révèlent bien l’état
d’esprit de ceux qui les font, la Nature ou les sociétés animales ignorent les
affaires. La fourmi ou l’écureuil, pourtant affairés à la récolte de
provisions, ne font pas d’affaires.
Bien sûr, on nous explique que cette évolution vers le commerce
est un progrès essentiel de l’humanité, qu’elle répand la paix, contribue à
diffuser la prospérité matérielle et que les méthodes d’évaluation qu’on y a
développées permettent de mieux arbitrer dans les choix de société et même de
penser la justice. Il y a même un courant de pensée utilitariste qui prétend
ainsi analyser les comportements et l’organisation sociale à l’aune des
critères affairistes. Soulignons à quel point cette tentative de généralisation
de la pensée économiste relève surtout du besoin d’autojustification d’un
système qui en a bien besoin.
Car aujourd’hui, l’importance absurde prise par
l’autoreproduction de l’argent et le pouvoir démesuré de ceux qui y sont
affairés montre que la civilisation a
dévié de son but réel. En postulant que la survie et le bonheur ne sont
possibles que par le brassage accéléré de la richesse monétaire, on en vient à
activer une machine qui ne sait plus vraiment ce qu’elle cherche. Notre
civilisation veut faire des affaires,
sans s’interroger sur ce qu’elle a à faire. Plus précisément, l’utilité
sociale et humaine de la finance et des affaires n’est même plus questionnée,
sauf par quelques penseurs hétérodoxes, alors même que les crises locales ou
mondiales mettent au jour les méfaits croissants d’une guerre économique à
laquelle il devient impossible d’échapper. Certes, les économistes semblent
croire (et nous expliquent) que cette richesse accumulée finira « tôt ou
tard » par retomber en pluie (trickle down) sous forme de bonheur plus ou moins généralisé.
Mais quand on voit quelle proportion de l’économie est représentée par le
commerce des armes, par les avocats d’affaires, ou même par les marchés
publicitaires qui devraient en bonne logique n’être qu’un catalyseur (c’est à
dire à faible dose), on est en droit de douter face à cet optimisme qui rassure
si bien les faiseurs d’affaires.
Ce qui aggrave le problème est que toute cette suractivité
financière, celle précisément des affaires, engendre en fait une surconsommation
des ressources terrestres, que ce soit
pour produire cette richesse, ou que ce soit pour ensuite la dépenser, et que
la course accélérée à l’argent qui occupe les hommes va à l’encontre de la
modération nécessaire pour un équilibre durable. Jusqu’à présent, l’idée d’une
économie dématérialisée et à faible impact écologique n’est au mieux qu’un
espoir un peu chimérique qu’on invoque pour ne pas avoir à remettre en cause le
modèle en cours.
L’histoire montre à quel point l’appât du gain a été moteur dans
la mondialisation et dans l’inclusion de l’humanité entière dans cette logique
d’affaires. Elle montre comment s’est instaurée la puissance acquise par les
marchands, puis les businessmen et les financiers, et le rapprochement de plus
en plus constant entre les logiques commerçantes et les logiques politiques.
Elle montre parallèlement l’épuisement des ressources par la dépense croissante
d’énergie et de matériaux, dont on ne peut plus penser aujourd’hui qu’elle soit
assimilable au progrès.
Pour en revenir au point de départ, il faut souhaiter que la grande affaire du prochain siècle consiste à trouver une synthèse durable entre progrès humain et équilibre planétaire.