Ces deux mots sont les deux pôles d’une échelle de valeurs
omniprésente, notamment dans le monde de la politique et de l’économie
modernes. L’immobilisme étant assimilé au Mal et le changement au Bien.
Embarquées depuis plus de deux siècles dans un déferlement de
transformations, les sociétés humaines ont souvent du mal à suivre. Les peuples
ont généralement l’inertie des grands nombres. Des réformateurs impatients et
bienveillants s’attachent à lutter contre toutes ces pesanteurs, cet
immobilisme qui, en rendant l’avenir si semblable au présent, ferme la porte
aux espoirs les plus raisonnables ou les plus fous. Pour qui voit loin à
l’avance, le chemin à parcourir est toujours trop long, la marche est trop
lente, le fardeau à déplacer trop lourd. Cette condamnation de l’immobilité,
c’est notre incapacité à accepter le rythme normal des choses, c’est une
irrépressible tendance à projeter notre perception du temps sur les temps de la
vie et de l’histoire. C’est notre ennui de mammifère diurne devant ce qui
semble ne pas bouger, sans doute est-ce aussi notre crainte de la mort.
Cependant, qui ne voit que sans permanence, sans stabilité, les
incertitudes du monde nous seraient insupportables. Si les novateurs se disent
bridés par les conformismes dont ils stigmatisent la bêtise, il faut aussi voir
que ces conformismes recèlent également une part de sagesse. Nous sommes au
fond assez rassurés que les folies collectives incompréhensibles ou dangereuses
soient relativement rares.
Ce qui ne change pas appartient au décor et reste secondaire,
c’est pourquoi nous oublions de nous féliciter de la solidité du décor, de la
stabilité du monde, de l’éternel recommencement. Rappelons nous aussi
qu’après avoir pensé un univers immuable et éternel, les hommes ont eu beaucoup
de mal à accepter que la Terre ait une histoire, que la géographie soit mouvante,
que le vivant ait évolué et que la géophysique puisse nous réserver parfois d’inquiétantes surprises. Nous ne
sommes rassurés que par l’extrême lenteur de cette histoire, ce qui montre bien
que la stabilité de la Nature nous est aussi essentielle.
Pas plus qu’on ne peut faire de l’immobilisme un défaut absolu,
on ne peut faire un éloge total de la mobilité. C’est pourtant ce qu’on entend
bien souvent, dans ces prêches pour la flexibilité, pour l’adaptabilité, la
réactivité, etc… Les champions sportifs sont des modèles, leurs victoires sont
le résultat de leur rapidité, de leurs réflexes vifs. Nous sommes conviés à
admirer les innovations de la technique, ses dépassements, à valoriser un
artiste pour son inventivité. « Nouveau !», c’est un des arguments
définitifs de la publicité. Peu importe si ces nouveautés ont une réelle
utilité, si elles se payent d’un risque mal apprécié, de la disparition de
choses précieuses rendues obsolètes, peu importe de savoir si ces innovations sont
réellement un progrès.
On finit par en oublier complètement l’intérêt de la permanence,
de la stabilité, de la répétition. Le commerce qui n’hésite pas à récupérer
tout et son contraire ne s’y est d’ailleurs pas trompé en nous vendant, sous un
emballage « nouveau », des recettes « traditionnelles ou à
l’ancienne » retrouvées spécialement pour nous par une industrie qui ne veut
que notre bonheur. Si on flatte ainsi notre conservatisme, c’est aussi pour
nous rassurer. Nous ne plongeons pas à corps perdu dans les tourbillons de
l’innovation sans fin, nous conservons quelques repères, et nous préférons
probablement le support stable et permanent que l’inertie de notre planète nous
offre. Comment pourrions nous vivre si la Terre se comportait sous nos pieds comme
un canot pneumatique, si les saisons cessaient de se répéter d’année en
année ? comment nous nourrir ou nous soigner si la biologie évoluait à
vitesse accélérée inventant chaque mois de nouvelles espèces, en éliminant
d’autres ? que ferions nous alors de nos savoirs accumulés ?
Cependant, nous voyons bien que la Nature est inventive et
innovante, qu’elle s’adapte, qu’elle est faite de réactions aux changements de
conditions. Cette variabilité de la Nature est même un sujet constant
d’émerveillement. Pour être rigoureux, les choses sont plus complexes car la
Nature a aussi sa stabilité, ses « traditions », sa répétition
immuable, et il ne faut pas nécessairement y voir une source d’ennui. La Nature
est en réalité lentement innovante, et nous avons du mal à saisir les durées
qui ont été nécessaires pour produire peu à peu la biodiversité, qui constitue
la réserve de réactivité tout autant que la marge de stabilité de la Nature. On
oublie aussi un peu facilement les innovations sans suite, les destructions catastrophiques,
le gaspillage immense qui sont aussi le prix de l’évolution et que nous
révèlent d’innombrables fossiles.
Il nous faut donc apprendre à reconnaître les qualités de cette
lenteur (qui sélectionne la bonne adaptation) et de ce gaspillage apparent de
variété (permettant de surmonter les catastrophes). Transposées à notre niveau,
cette patience et cette prévoyance seraient de l’ordre de la sagesse. C’est
quand on se pose ces questions qu’on constate que ce mot a presque disparu du
vocabulaire de nos décisionnaires, alors qu’il a longtemps été un sujet de
préoccupations pour les philosophes des lumières qui rêvaient d’un ordre social
parfait. Il suffit de voir en quelle estime nous tenons les anciens, et comment
nous craignons par dessus tout l’ennui, la punition suprême. Le monde moderne
occidental préfère spéculer sur demain plutôt que réfléchir sur hier ou avant
hier ; il a visiblement décidé de sacrifier la sagesse à la frénésie
productive.
Maintenant que les échéances de la crise écologique
s’approchent,
combien de ceux qui par ailleurs idolâtrent la nouveauté aimeraient ne
pas
avoir à changer l’idée qu’ils ont du bonheur, qui préfèreraient, pour
paraphraser le joli jeu de mots de Serge Latouche, "changer le
pansement pour éviter de penser le changement". En réalité, chacun a
probablement
ses conservatismes, et ses envies de faire bouger ce qui résiste. La
bonne
question n’est donc pas d’être pour ou contre « le »
changement
(comme s’il n’y avait qu’une forme de changement), mais de savoir ce
qu’il est
précieux ou essentiel de conserver, de réfléchir où nous mène « le »
changement : vers « le » bonheur, vers l’inconnu, ou vers
l’orage. Il y a de bonnes inerties et des immobilismes salutaires ; on pense à
ce discours prêté à un politicien d’opérette : « hier, le pays
était au bord du gouffre, mais depuis que je suis aux commandes, nous avons
fait un grand pas en avant »…