Dans les débats souvent polémiques qui confrontent aujourd’hui
économistes et écologistes, on voit s’opposer souvent de façon caricaturale
ceux qui ont la religion de la croissance et ceux qui prônent la décroissance.
L’opposition est d’autant plus vive que les deux camps pensent avoir construit
leur vérité sur les mathématiques. Pour les uns, la logique du Progrès et le
maintien en vie de l’économie obligent à une croissance soutenue, toute
stagnation ou déclin étant signe précurseur de mort. Pour les autres, c’est une
évidence mathématique que face aux limites planétaires, la croissance ne peut
continuer, sauf à tendre vers zéro (phénomène asymptotique), et qu’après
dépassement de ces limites, la décroissance s’impose, notamment en matière de
consommation et d’impact.
Quelles sont les bonnes mathématiques ?: celles des
économistes et des technocrates qui revendiquent notamment les succès de l’ère
industrielle, ou celles des prospectivistes du Club de Rome qui malgré des
erreurs ou des incertitudes d’appréciation ont dénoncé avant d’autres l’impasse
logique d’une croissance exponentielle dans un monde fini ? Pour
disqualifier ces objecteurs, les partisans de la croissance les traitent de malthusiens, en référence à l’économiste Malthus connu au début
du XIXe siècle pour ses alarmes sur la croissance démographique et notamment
celle des pauvres. Si la position morale de Malthus était contestable, son
raisonnement logique n’en était pas moins pertinent, même s’il est vrai que la
mutation industrielle, avec l’exploitation massive des ressources souterraines
a semblé lui donner tort pendant plus d’un siècle. L’échéance n’en a pourtant
été que retardée car nous sommes aujourd’hui face au constat réel de l’épuisement
prochain des capacités terrestres.
On a probablement tort dans ce débat de vouloir trancher entre
optimistes (confiants dans le Progrès) et pessimistes (alarmistes). L’espoir
est certes un moteur d’action important, mais devons nous pour autant occulter
notre lucidité sous le prétexte un peu irresponsable qu’il faudrait quoi qu’il
arrive rester optimistes? On voit par là que la dimension psychologique est
importante pour amorcer la mutation écologique de notre civilisation.
A l’image de beaucoup de nos contemporains la société
industrielle, déniant l’évidence manifeste de son état adulte, vit dans une
sorte d’adolescence prolongée. Pour fuir la crise psychologique et le poids de
la responsabilité, elle perpétue l’agitation, l’insouciance et la boulimie de
sa jeunesse, refusant la modération et la sagesse de la maturité. C’est cette
prise de conscience que souhaitent les écologistes.
Serge Latouche, économiste
hétérodoxe partisan de la décroissance, admet lui-même que le mot ne
correspond pas exactement à son idée. Il pense que le terme d’ a-croissance (comme on dit athéisme) serait
plus correct. S’il défend finalement « La Décroissance » c’est pour faire slogan, comme
du reste le journal qui a choisi ce titre. C’est surtout pour provoquer le
débat et contredire ouvertement cette religion implicite de La Croissance qui règne chez nos
décideurs et qui a fait le succès politique de termes comme « développement
durable » ou « croissance
verte » jugés trop ambigus. D’autres
afin d’éviter les mots qui hérissent préfèrent s’appeler « objecteurs
de croissance »
ou parler de « simplicité volontaire », de « civilisation
sobre». Nicolas
Hulot qui tient à rester politiquement diplomate propose assez judicieusement
de «prospérer sans
croître ».
Dans la Nature (et l’expansion des hommes ne devrait pas
échapper à cette loi), la croissance n’est jamais infinie. Les expansions de
vie sont suivies de stabilisations ou de déclins, et même parfois d’extinctions
totales ou presque. Les arbres qui sont pourtant parmi les plus grands
organismes vivants ont une croissance finie. Leur taille n’est pas limitée par
leur longévité mais par une limite de viabilité physiologique qui au delà
d’une certaine hauteur rend l’approvisionnement des cellules par le système
d’irrigation physiquement impossible. La vie s’entretient toujours, mais sans
extension, dans les espaces libérés par les ramifications qui meurent. Les
jardiniers expérimentés savent bien comment l’élagage ou la taille des arbres
permet d’entretenir leur vitalité.
Ce type de mécanisme peut être observé aussi pour la croissance
en nombre des populations animales, contenue dans les limites des écosystèmes
où elles vivent, sans exclure qu’une prolifération finisse par aboutir à une
crise pour la population proliférante ou pour son environnement. D’une certaine
façon, c’est ce que nous observons à l’échelle de la biosphère avec la
multiplication récente des populations humaines, phénomène largement aggravé
par l’intensité accrue de l’empreinte écologique moyenne de chacun. Plusieurs
épisodes de cette nature sont advenus dans l’histoire de l’humanité (voir Jared
Diamond, Effondrements) mais ce qui est nouveau, c’est qu’aujourd’hui, avec la
mondialisation marchande et culturelle, le problème est global et non plus
seulement local. Nous ne pourrons pas y répondre par un nouvel exode ou de
nouvelles conquêtes.
Certains phénomènes de décroissance, qu’ils soient gérés par les
hommes ou imposés par le fonctionnement terrestre sont donc inévitables. La
question importante est surtout de savoir lesquels sont préférables. Pour cela,
mieux vaut sortir des polémiques doctrinaires et s’en tenir aux faits.
Faut-il faire décroître la population, y a-t-il trop d’hommes
sur la Terre? Comme on ne précise pas le niveau de vie de ces hommes et comme
il n’est pas question de réguler la démographie par la contrainte, cette
question est vide de sens. Les démographes pensent généralement qu’avec
l’évolution des mœurs, la population humaine devrait cesser de croître
spontanément, comme cela s’est déjà produit dans la plupart des pays
développés. On prévoit un maximum d’un peu plus de neuf milliards d’humains
d’ici quelques décennies, qui devraient pouvoir vivre bien sur la Terre, à
condition d’en gérer convenablement les ressources.
Pour cela une décroissance de l’empreinte écologique moyenne
est nécessaire, mais cet
impératif touche avant tout les pays développés, ceux dont le mode de vie est très consommateur. Leur exemple sera
convaincant s’ils peuvent diminuer drastiquement leur impact planétaire sans
compromettre leur bien-être. Les pays défavorisés qui pour la plupart
disposent encore d’une grande marge pourront alors mieux diriger leur
progression. Nous devons donc
principalement apprendre à réduire notre consommation d’énergie, nos
prélèvements dans les sous-sols, à réduire les transports abusifs et le tonnage
des commerces lointains, le gaspillage de l’eau, à diminuer notre consommation
de viande bovine, à cultiver avec moins d’artifices et plus de main d’œuvre.
Cela passe par un gros effort, mental, technique et sociétal, mais quelques
pays notamment en Europe tracent déjà la voie, démontrant que ces changements
ne remettent pas en cause les fondements du bonheur, ni la viabilité économique
des sociétés.
Le passage d’une société de consommation à une civilisation
sobre entraînera-t-il une récession économique ? Il est singulier que la
doxa économique (pas uniquement libérale) fasse cette fixation sur la
croissance obligée, alors qu’elle accepte avec tranquillité les destructions
créatrices (Schumpeter), ou qu’elle milite pour la réduction de l’état ou des
prélèvements sociaux. Si la croissance (du PIB) a été érigée en dogme, c’est
essentiellement parce qu’elle préserve les gains de la machine financière qui
gère de façon très intéressée l’argent des riches, des spéculateurs, des
rentiers ou des petits épargnants. L’histoire des civilisations comme celle des
idées montrent qu’il doit être possible, encore aujourd’hui, de penser un
bien-être collectif autrement qu’en termes exclusivement financiers et
marchands. Le fait que la circulation de valeurs dans le monde se réduise à des
flux plus raisonnables fera évidemment des perdants parmi ceux qui profitent aujourd’hui
de la frénésie des échanges. Mais si on pense aux inégalités accrues et aux
nombreux laissés pour compte qui ont accompagné la croissance des dernières
décennies, on peut aussi penser que le retour à une économie moins enfiévrée
puisse être bénéfique.
Comme leur vocabulaire le montre bien, les économistes se
pensent souvent comme des médecins de la société. Pourquoi au nom de la
sauvegarde de la planète seraient-ils incapables de lui prescrire une cure
d’amaigrissement ? Enfermés dans les logiques d’intérêt marchand, ces
économistes ont l’esprit déformé par une vision purement consumériste du
bonheur. Plus subtile, la médecine qui connaît la complexité humaine ne manque
pas, lorsqu’elle recommande une diète, de faire valoir les bienfaits de la
mesure, de la tempérance, de la sobriété, et les joies de la ligne retrouvée.
C’est ainsi qu’il faudrait voir les partisans de la
décroissance, non pas comme des empêcheurs de vivre, mais comme des gens dont
le propos essentiel est de montrer qu’ils est possible pour tous (même dans nos
pays développés) de pratiquer un bonheur authentique à faible consommation.