Slip-stick

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Le mouvement avec frottement est souvent bruyant : les freins couinent, les pneus dérapent avec un crissement, l’eau chuinte, l’air siffle. A partir de grincements enregistrés, le musicien Pierre Henry a composé des « Variations pour une porte et un soupir ». A leur écoute, on perçoit que le grincement de la porte résulte d’une succession de claquements très rapprochés si le mouvement est rapide, plus espacés en cas de mouvement lent. Ces claquements sont  produits par des mouvements saccadés que les physiciens du frottement désignent sous le nom de « slip-stick », c’est-à-dire une alternance (en général rythmée) de glissements et de blocages : Lorsqu’on impose à deux objets en contact « frottant » un mouvement relatif continu, les solides « collés » par les frottements statiques (plus forts que les frottements dynamiques) se déforment pour absorber le mouvement, ce qui produit des tensions internes. Avec la poursuite du mouvement et donc des déformations, les tensions augmentent, puis dépassent la capacité de « collage » des frottements. Une rupture libère alors le mouvement qui sera d’autant plus brusque que les contraintes accumulées auront été fortes. C’est notamment ce qui se passe lors des séismes, qu’on peut voir comme le grincement engendré par le mouvement frottant des plaques de l’écorce terrestre.

L’analogie réelle entre le grincement d’une porte et les séismes montre que cette logique du slip – stick couvre une gamme d’échelle très large, ce qui encourage les tentatives de généralisation. Ainsi, beaucoup de mouvements, d’évolutions, tout en suivant une logique d’ensemble continue, se produisent ainsi en alternant des phases d’apparente fixité avec des changements plus ou moins brusques. Stephen Jay Gould a ainsi décrit l’évolution de la vie selon une logique d’équilibres ponctués, et à une autre échelle, les historiens connaissent sous le nom de révolutions ces logiques de changements rapides, plus ou moins chaotiques, qui résultent de tensions accumulées par de longues périodes d’immobilisme. Il y a même des économistes qui considèrent que certaines des crises périodiques qui émaillent l’histoire correspondent à de telles phases d’ajustement brutal.

Aujourd’hui, l’humanité est soumise à des logiques évolutives de différents ordres (démographique, technologique, culturel et politique, biologique, géographique, géologique). Elle se voit conduite à changer assez rapidement sous l’effet de son accroissement démographique, de son évolution culturelle et technique, des perturbations qu’elle produit dans la biosphère, mais elle est sujette à des lenteurs qui sont presque des immobilités. Ce que nous puisons dans le sous-sol ne se renouvelle qu’avec une infinie lenteur, l’évolution darwinienne de la biosphère ne peut suivre le rythme d’évolution de la civilisation, et même ce qu’on peut appeler la nature de l’homme (au sens propre), ancrée dans des centaines de milliers d’années de  vie de chasseur cueilleur, semble finalement d’une grande permanence. Ici et là dans les sociétés humaines, des tensions s’accumulent qui révèlent l’opposition croissante entre ces logiques de changement inexorables et les permanences qui font (ou qui ont pu faire) l’équilibre de la collectivité.

Lorsque les dynamiques du changement semblent s’accélérer, et peut-être même s’emballer, il convient au préalable de faire la distinction parmi ces grandes évolutions entre celles qui sont bénéfiques , celles qui sont inévitables et celles qu’on voudrait ralentir, sinon arrêter. Ensuite, au sujet des changements qui sont à prendre en compte, il est nécessaire de comprendre les frottements qui leur résistent, notamment pour savoir si le mouvement se produira avec des tensions modérées par une suite rapide de petits changements en principe peu traumatisants, ou si après l’accumulation de fortes résistances, on assistera à des mutations importantes, plus rares, mais probablement plus chaotiques, plus risquées et plus difficiles à vivre.

Si par ailleurs, en poursuivant cette métaphore, on est tenté de résoudre ces difficultés par la lubrification, c'est-à-dire par un additif qui annulerait les frottements, il faudra réfléchir à la nature du lubrifiant, et à sa durabilité, et à la perte de contrôle que peut provoquer ce gain de mobilité.

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