Un sujet, une question nous intéresse, un livre développe une thèse intéressante. Le mot intérêt, qu’on utilise dans un
sens très général a ses origines dans le monde des affaires : venant du latin « inter est » soulignant
une différence entre des éventualités , c’était un terme
juridique qui au moyen âge désignait le dédommagement accordé pour la
résiliation d’un contrat ou l’absence de revenu d’une somme d’argent
immobilisée. C’est plus tard que le sens du mot intérêt s’est étendu en
désignant plus généralement ce qui concerne une personne, puis ce qui retient
l’attention. On retrouve cette parenté de sens dans le désintérêt ou le
désintéressement qui sont des notions voisines de celle d’indifférence.
Malgré ce sens devenu très général (donc très neutre) de
l’intérêt notre époque voit le retour du sens financier originel sous l’emprise croissante de la vision économiste:
aujourd’hui, serait surtout digne d’intérêt ce qui est susceptible de rapporter
de l’argent, ce qui attire les « investisseurs ». On voit ainsi des
activités parfois très futiles comme les jeux de ballon ou les jeux vidéo
susciter l’intérêt de décisionnaires très sérieux attirés par les profits
potentiels. De même, la survalorisation flagrante de certaines formes
d’« art » dont les « gestes » ou « créations »
tiennent plus du canular (certes parfois pertinent) que d’un savoir faire hors
norme est liée aux opportunités financières de la spéculation sur les oeuvres.
Le mot profit a fait un
parcours inverse, puisqu’il désignait au départ la bonne santé ou la croissance
d’un organisme (homme, animal ou plante), et qu’il a glissé vers des usages
plus strictement financiers. Implicitement, le mot profit nous dit que l’économie a une santé, qu’elle peut
être malade, qu’elle mérite des soins et des égards.
L’utilité qui est un peu
l’opposé de la futilité (mais sans parenté étymologique) est voisine de
l’intérêt, puisqu’elle est un avantage lié à l’usage (d’où dérivent ustensile
et outil). L’utilité peut être pensée de façon positive comme par exemple
l’utilité publique qui oriente le choix collectif, ou péjorative comme dans
l’adjectif utilitaire qui désigne ce qui ne s’élève pas au dessus de la simple
utilité.
L’utile en effet se
distingue radicalement de l’agréable par
ses buts (sinon dans les faits). Cette hiérarchie de valeurs est sans doute
l’héritage d’une époque où la culture intellectuelle et artistique étaient
l’apanage d’une classe d’oisifs peu occupés par leur quotidien. L’émergence et
l’accès à la culture d’une classe laborieuse d’artisans ou de marchands, en
bref d’une bourgeoisie d’argent a conduit à réhabiliter l’intérêt, le profit et
l’utilité. Pour des philosophes tels que Bentham, le développement d’une morale
utilitariste permettait ainsi de traiter
du bonheur de tous en le fondant sur une comptabilité appliquée au bien-être
individuel. Le bilan de ces bonheurs
devait permettre en principe d’arbitrer les choix sociaux en comptant chacun à
égalité, qu’il soit noble ou roturier. Assumant pleinement cette vision, les
états modernes ont franchi un pas supplémentaire en assimilant utilité et
argent, ce qui permet de gérer la société
à partir principalement de critères économiques et même monétaires.
Aujourd’hui, l’omniprésence de mots comme intérêt profit et
utilité révèle bien l’acceptation du lucre comme moteur central dans
l’activité, et la dérive vers une conception économiste du bien. Lorsqu’on lui
objecte le prix donné à l’inutile, l’utilitariste sauve sa logique en postulant
une utilité cachée ou ce qui revient au même une « valeur
symbolique » mais y a-t-il toujours de l’utile caché derrière
l’inutile ? y a-t-il toujours un intérêt derrière le gratuit ? Le
bénévolat, le désintéressement et le mépris de l’argent sont ignorés, niés ou
rangés parmi les anomalies sociales, hors marché donc hors société, au mieux
insignifiants, au pire nocifs ou pervers.
La vision utilitariste aboutit à faire voisiner la gratuité avec
l’inutilité. Ce qui n’est pas appropriable est sans valeur, donc gratuit et
peut être détruit ou épuisé sans inconvénient. C’est ainsi qu’on épuise des
ressources naturelles, non parce qu’elles seraient inutiles, mais parce
qu’elles ont le tort de n’être propriété de personne. Ce raisonnement conduit certains à penser que le respect de la Nature
devrait passer par l’attribution d’un prix aux bienfaits qu’elle nous apporte.
La générosité de la Nature pour les êtres vivants, et plus
particulièrement pour les populations humaines est une évidence, et avec
l’évolution des civilisations, cette générosité a été optimisée, puis plus
franchement exploitée. Mais la gratuité
apparente des ressources naturelles ou les dérives de leur valorisation ont
conduit à une exploitation déréglée qui commence avec la non
reconnaissance de l’utilité de la Nature
pour les hommes. Mais en réalité il y a une reconnaissance implicite dans le fait que depuis très
longtemps, on qualifie les espèces d’utiles ou de nuisibles, avec en général un point de vue d’agriculteur
soucieux de ses récoltes et de leur conservation, ou une préoccupation de bonne
santé humaine. Avec de tels critères, on justifie la transformation des
écosystèmes vierges en zones de culture, voire de monoculture intensive, et on
justifie aussi des exterminations en masse. Il apparaît ainsi que les
hommes se sont posés (à leur profit) en gestionnaires de la Nature et on constate en outre que cette gestion n’a pas
toujours été parfaitement avisée et que nous devons parfois faire face à des
contrecoups imprévus. Ainsi l’abus des insecticides met-il en danger la survie
des abeilles, à qui nous devons non seulement du miel et de la cire, mais aussi
une part importante de la pollinisation.
Dans ce débat il faudrait mieux faire comprendre en quoi un
certain équilibre d’ensemble des écosystèmes (naturels ou anthropisés) nous est
aussi utile. C’est dans ce sens que
certains proposent, en étendant la logique utilitariste, d’attribuer une valeur
aux services rendus par la Nature afin d’en promouvoir la préservation.
Comment parvenir à doser l’exploitation des forêts (notamment
tropicales) pour ne pas mettre en danger le poumon de la planète? comment
exploiter une rivière ou un fleuve sans le stériliser? Ce questionnement met en
lumière l’incontestable utilité de la Nature pour les hommes. Mais peut-on
dépasser ce point de vue anthropocentrique et parler aussi d’une utilité
interne à la Nature ?
Les rationalistes scientifiques radicaux refusent l’idée d’un
dieu ordonnateur, et considèrent que la Nature évolue sous l’effet du hasard ou
de forces aveugles sans poursuivre aucun but particulier. Pour eux une utilité
intrinsèque à la Nature ou une utilité « naturelle » sont des idées
absurdes. Le spectacle de certaines catastrophes naturelles avec leurs destructions
et leurs hécatombes, notre incompréhension face à certaines dispositions de
l’univers confortent cette idée d’une nature par elle-même absurde. Après des
milliards d’années d’évolution biologique fructueuse et admirable, la
perspective d’une biosphère terrestre engloutie par l’expansion du Soleil vide
de sens la notion d’utilité intrinsèque à la Nature.
Mais d’un autre côté, en se recentrant sur des échéances moins
lointaines, on ne peut pas être indifférent à une certaine cohérence de la
Nature, à son harmonie, à sa richesse, à son évolution vers le divers et le
complexe, et à la perpétuation de son fonctionnement. Si alors on considère que ces qualités sont des buts
implicites de la Nature, on peut essayer
de voir en quoi certains phénomènes favorisent ou non ces buts.
C’est ce que font très souvent les scientifiques et notamment
les biologistes qui, lorsqu’ils décrivent la Nature ont souvent tendance à
expliquer les comportements à partir de nos catégories humaines modernes. Un
organe « sert à » une fonction, son rôle est souvent désigné comme
son « utilité ». Cette commodité de langage est permanente, même si
elle déroge à la rigueur scientifique qui devrait en principe s’abstenir de
tout finalisme. Un des exemples les plus frappants (et sémantiquement pervers)
est cette théorie dite du « gène égoïste » popularisée par Dawkins,
qui tente de ramener des comportements des espèces de groupes ou d’individus à
un « intérêt » de maximisation du succès reproductif. Des
observations plus nuancées ont montré à quel point cette présentation était
fallacieuse, et ce n’est probablement pas un hasard qu’elle ait été promue par
une société qui adhère largement à une doctrine économique qui considère
l’égoïsme comme un moteur fondamental.
En réalité, la Nature produit aussi beaucoup d’inutile, voire de contreproductif. Le surdimensionnement
des ramures des cerfs, l’extraordinaire chatoiement des plumages d’oiseaux, des
appendices biscornus et malcommodes, certaines complexités d’interactions
écologiques dépassent manifestement ce qui relève de la simple « bonne
marche » des choses. L’admiration ou l’incompréhension qui en résulte
alimente d’ailleurs les querelles entre évolutionnistes et créationnistes.
Le plus simple est sans doute d’admettre avec le zoologiste suisse
Adolf Portmann qui s’est beaucoup interrogé sur l’évolution et ses facteurs qu’il
faut refuser l’idée d’une Nature « utilitariste » c’est à dire d’un monde animal exclusivement
gouverné par des stratégies de survie (alimentaire, défensive, reproductive)
mais qu’il faut voir aussi chez l’animal du plaisir, de la contemplation, de
l’attachement aux congénères, des phénomènes de représentation, etc…. D’autres
spécialistes de l’évolution concluent aussi à l’existence dans la Nature d’un
« inutile » viable si son influence sur la pression sélective reste
faible. Il est vrai que cet inutile au
premier degré a peut-être une utilité potentielle, car c’est aussi dans cette
variété pas toujours optimale que se situent des marges d’adaptation
ultérieure, des ressources pour une évolution future, des possibilités pour un
enrichissement à venir.
Par ailleurs, cette notion d’utilité construite à partir
d’une cohérence biologique peut être assez fluctuante. Le fait qu’une fonction biologique, un organe ou
le comportement d’ un organisme s’inscrivent en cohérence avec des logiques
plus larges dépend du point de vue choisi. On n’appréciera pas de la même façon
un phénomène en fonction de la pérennité de l’individu biologique, celle de son
groupe ou de son espèce, celle d’un écosystème, ou d’ensembles plus vastes vus
sur la longue durée. On se rappellera au passage que dans les affaires
humaines, ce caractère très relatif de l’utilité est aussi source de débats
sans fin.
Cette multiplicité de jugements revient souvent lorsqu’on veut
mettre en lumière le rôle parfois méconnu et « ingrat » de certaines
espèces dans l’ensemble des cycles écologiques : pour en prendre la
défense (en général au nom de la biodiversité, on invoque
« l’utilité pour la Nature » des prédateurs, des charognards ou
des coprophages, « l’utilité » des microorganismes, des maladies, et
même parfois « l’utilité » des phases destructrices, grands froids,
sécheresses, incendies, opérant une sélection ou permettant une régénération.
C’est dans ce cadre de réflexion qu’il faut voir l’utilité des
réserves naturelles, l’utilité des réintroductions d’espèces sauvages, et il
est finalement logique de voir ces politiques s’opposer aux intérêts de ceux
qui sur les mêmes zones exploitent (raisonnablement ou abusivement) la
Nature : pêcheurs, éleveurs, chasseurs, agriculteurs, entrepreneurs de
tourisme, etc…
Ces deux notions n’étant pas mesurées dans le même périmètre ni
selon les mêmes critères, elles ne s’accordent pas toujours aisément. C’est
pourtant le dilemme auquel nous sommes confrontés, car nous sommes autant
tributaires notre intérêt immédiat que d’un fonctionnement satisfaisant de
notre environnement.
Interrogé sur « l’utilité » des moustiques, un
biologiste expliquait que les vecteurs de maladies, les parasites, sont un
maillon dans la « gestion » complexe des équilibres généraux, et
notamment dans la régulation de proliférations « excessives ». Il
entendait par là qu’on pouvait voir comme un des buts apparents et implicites
de la Nature la préservation d’une certaine diversité nécessitant d’éviter la
domination excessive d’une espèce dans son environnement.
Si on adopte ce point de vue, l’homme en se civilisant pour
être de plus en plus utile à lui-même, est à l’évidence devenu un nuisible dans
la Nature. C’est par la civilisation et la
culture que les hommes ont accéléré leur évolution, qu’ils sont sortis du cadre
restreint des logiques de leur biosphère d’origine et que leur intérêt est
entré en conflit avec celui de la Nature (si on accepte un tel concept). Il
reste à espérer que notre capacité à évoluer par la civilisation
permettra de sortir de ce conflit et de
concilier l’intérêt (à court terme) des hommes avec l’intérêt général de la vie
sur Terre
Il n’est pas anodin que des mots issus principalement du monde
des affaires aient pris un sens si général qu’on en a oublié l’origine.
L’intérêt, le profit ou l’utilité supposent un système de
valeurs à comparer, à quantifier, qui sont (pour faire un mauvais jeu de mots)
monnaie courante dans le monde des hommes, mais qui n’existent pas dans la
Nature. On ne peut dans ce cas parler de valeurs qu’à partir d’un raisonnement
sur des fins supposées de cette Nature, ce qui est complexe et discutable. Même
dans le monde des hommes (qui n’est pas détaché de la Nature), il faut
souligner les imperfections attachées à la comptabilité économique, et rappeler
que bien des valeurs humaines ne sont pas appréciables dans ces termes. Parler
d’intérêt, de profit, d’utilité, c’est en général se replier sur une
appréciation très restreinte des choses.
Chez les humains, il y a en fait une pluralité des motivations qui ne correspond pas à la mesure unique qui régit le calcul de l’homo oeconomicus. Il est donc important de redire que toutes ces tentatives pour expliquer les comportements humains selon des lois utilitaristes conduisent en fait à réduire les sentiments, les valeurs esthétiques ou affectives (sans parler de valeurs naturelles) à de la valeur monétaire et amènent à confirmer contre toute évidence l’universalité de l’argent, condition du pouvoir si démesuré des riches.