FROTTEMENTS, FREINS, VISCOSITE
Comme
ces mécaniciens qui déplorent l’énergie perdue dans les frottements,
l’usure et les problèmes d’échauffement nos sociétés dynamiques
vilipendent constamment les frictions, les frottements qui freinent
l’évolution. Et pourtant, que serait une machine sans aucun frottement,
sans freins ? Elle serait incontrôlable. Que serait une nature sans
frottement ? Elle ne serait tout simplement pas vivable.
Pour un
vélo ou une voiture, pas de frottements, cela veut dire pas d’adhérence
au sol, impossibilité de prendre des virages ou de ralentir, une
suspension qui oscille sans fin, des composants qui se déboîtent, se
dévissent, à moins d’être soudés. La cohésion des solides procède des
mêmes phénomènes microscopiques que les frottements. Que ferions nous
sans les colles qui ne font que créer des frottements. Même le skieur
ou le parachutiste ont besoin de certains frottements pour contrôler
leur trajectoire. On peut du reste observer que la vie, qui nous est si
chère, se développe plutôt là ou elle peut s’accrocher, trouver un
ancrage. Peu de vie dans les remous des torrents, encore moins dans les
gaz (à commencer par l’atmosphère qui est en réalité proche du désert
biologique). Et la vie, ce sont souvent des solides mous, des gels, des
liquides visqueux c’est à dire avec des frottements internes.
Les
systèmes naturels qui s’autorégulent efficacement sont souvent des
systèmes amortis. Ces équilibres naturels si rassurants doivent une
bonne part de leur stabilité, de leur permanence, aux frottements, à la
viscosité. L’atmosphère, gazeuse et donc instable, nous gratifie des
caprices de la météo.
Les
emballements médiatiques ou boursiers ont une bonne part de leurs
origines dans l'hyperfluidité de l'information ou de l'argent. Devenus volatils, l'opinion ou les marchés cessent d'être sages pour devenir capricieux.
Il faut souligner ici l'erreur fondamentale (pour ne pas dire la mauvaise foi ou le cynisme) de ceux qui ont prétendu favoriser par la dérégulation l'harmonie économique (et selon eux sociale).
La circulation des capitaux peut se faire maintenant sans obstacles ni
frontières, elle est accélérée par l'informatique, les cloisons entre
dépôts, épargne et casino ont été supprimées, la cotation des valeurs
boursières est devenue instantanée.
Ayant perdu toute viscosité, les masses financières sont devenues
dangereusement agitées et instables. C'est même pire car en partie (et
surtout pour les privilégiés), l'argent a été libéré de la soumission au temps:
le "trading" à haute fréquence opéré par les ordinateurs alimentés en
algorithmes capables d'arbitrer en des temps record ou les systèmes de
ventes à découvert ou d'achat avec effet de levier confèrent à l'argent
un comportement de plus en plus paradoxal. La crise financière actuelle, qu'on peut décrire comme
l'évolution chaotique d'un système mal régulé, en est une illustration exemplaire.
La vraie question n’est donc pas de supprimer
les frottements, mais de choisir où on veut en avoir. On met de l’huile
dans les rouages, pas sur la chaussée ni sur les pneus, ni sur les
patins de freins. Il est maintenant clair qu’en faisant l’apologie
de la vitesse, de la réactivité, de la mobilité, de la fluidité, les
théories économiques dominantes ont oublié l’utilité fondamentale des
frottements et des freins. Il n’est pas étonnant alors que cette
conception débouche sur une machine folle. On espère qu’elle reprendra
contact avec le sol, qu’elle pourra freiner et amorcer son virage.