Pris dans son sens réel, le populisme consiste à dénigrer les
élites pour mieux emporter l’adhésion du peuple. Pas très éloignée du
populisme, la démagogie exploite les réactions des masses pour les gouverner
plus facilement. Un ressort commun à ces deux attitudes est l’opposition entre
élite et peuple. Les sociétés qui se veulent démocratiques n’aiment pas voir
ressurgir cette opposition qu’elles croient avoir dépassée, et portent donc un
jugement franchement négatif sur le populisme. Il faut pourtant admettre que
même si elle le fait selon des procédures contrôlées et garantes d’une certaine
justice, la démocratie représentative ne partage pas également le pouvoir ou
les avantages. Elle secrète donc des élites (on a parlé en France d’élitisme
républicain), dont la distance au peuple s’accroît avec la taille des entités sociales,
alors que dans le même temps, l’accès à l’information et au savoir du grand
nombre s’améliore. Par ailleurs, le respect des procédures démocratiques
n’empêche pas certaines élites de fait, notamment économiques, médiatiques ou
intellectuelles, de tirer un profit abusif de leur position dans la compétition
pour les postes élevés, ou même de dévoyer franchement les institutions pour
leur bien exclusif.
Dans des sociétés de petite taille, cette tension peut
s’autoréguler du fait des relations de proximité entre les différents acteurs
sociaux, mais à l’échelle des états nations et des entités politiques plus
larges, seules les procédures institutionnelles et le jeu des contre-pouvoirs
peuvent tempérer la confiscation des pouvoirs par une minorité de moins en
moins légitime dans sa représentativité.
La possibilité pour les peuples de contester les élites est donc
en fait une nécessité de la démocratie. Reste à savoir de qui elle émane
réellement, comment elle est formulée et quels buts elle poursuit. C’est à ce
propos que les commentateurs font la distinction entre une contestation
supposée salutaire et responsable et une contestation grossière, simpliste,
voire perverse désignée par ce terme de populisme.
Ainsi, dans le contexte actuel de mondialisation, avec la
soumission des gouvernements nationaux aux puissances financières, avec
l’affaiblissement de l’ONU face aux Davos, aux G20 et autres sommets, cette
nécessité de ranimer les contre pouvoirs est en pleine actualité. Il n’est donc
pas étonnant que l’émergence de cette hyper élite mondiale ait pour pendant la
recrudescence des populismes, qu’ils soient réels ou supposés.
On peut reprocher au populiste ou au démagogue ses arguments
simplistes, son manque de pédagogie, ses manoeuvres pour rallier l’opinion
majoritaire sans chercher à l’éclairer. Le populisme ou la démagogie sont
moralement condamnables parce qu’ils dénotent en réalité un mépris implicite du
peuple supposé foncièrement ignorant et irrémédiablement fermé à la pensée
élaborée des cercles élitistes.
Dans les périodes d’interrogation politique ceux qui ont (ou
veulent avoir) la charge de diriger la société doivent obtenir l’adhésion du
plus grand nombre pour les changements souvent difficiles qui s’imposent. Il
leur faut débattre de questions complexes dans un cadre démocratique en grande
partie formaté par les impératifs médiatiques. On y échange donc des arguments
raccourcis ou simplifiés car le rythme court et haché des médias ignore le temps
de la pédagogie et interdit les nuances. On assène avec force des chiffres plus
ou moins biaisés, on invoque des analogies simplistes, on cherche la formule
qui frappe, et pour marquer sa différence on développe un manichéisme
caricatural.
Il ne faut donc pas s’étonner que dans ces arènes médiatiques
l’accusation de populisme et de démagogie surgisse très souvent, mais
l’inflation des procès en populisme devrait aussi nous rendre circonspects. En
effet, si le véritable populisme est fréquent et mérite d’être dénoncé, dans de
nombreux cas, ces arguments relèvent plutôt d’une tactique pour disqualifier un
adversaire dont l’argument pertinent porte trop bien.
Ainsi, faut-il toujours reprocher à ceux qui doivent leur place
aux suffrages du peuple de montrer pour lui de la compréhension ou de
s’exprimer de façon à être entendu
par le grand nombre ? Dans ce cas, quand passe-t-on de la popularité au
populisme ? où se trouve la limite entre pédagogie et démagogie ?
Celui qui utilise de façon non sincère et en les sachant faux des arguments de
l’opinion courante dans le simple
but d’emporter l’adhésion est à l’évidence condamnable, mais peut-on dire pour
autant que l’opinion courante soit toujours dans l’erreur, et que formuler de
façon percutante une perception juste qui est dans toutes les têtes soit
toujours du populisme ? Les élites de la démocratie enfermées dans leur
petit monde ne sont-elles pas parfois moins clairvoyantes sur certains sujets
que les gens ordinaires ?
Pour ne pas confondre populisme et popularité, démagogie et
pédagogie, il faut, sans regarder si l’idée émane de l’élite ou du peuple,
apprendre à discerner le vrai du faux, vérifier la cohérence et la conformité
au réel et bien juger de la sincérité des propos. Ni le peuple, ni l’élite (ces
articles définis ont-ils un sens ?) n’ont par principe le monopole de la
vérité ou de la raison. Si certaines questions peuvent par leur complexité
rester inaccessibles au plus grand nombre et doivent rester affaire d’experts,
à l’inverse, certains spécialistes peuvent parfois s’aveugler par manque de
recul, se perdre dans des sophismes et porter des jugements dévoyés par leurs
intérêts trop spécifiques.
Pour mieux juger, il importe aussi de savoir qui dénonce le
populisme ou la démagogie, à quelle occasion, et contre qui est dirigé son
propos. On peut souvent se demander si le mépris du peuple n’est pas parfois
plus grand chez celui qui dénonce le populisme que chez celui qui en est taxé.
Avant tout, lorsque les choses en sont là, il faudrait chercher à mieux
éclairer le débat.
Aucun courant de l’opinion n’est à priori exempt de populisme.
Des écologistes qui agitent les peurs millénaires ou entretiennent sans
l’éclairer la méfiance diffuse contre les effets sournois des inventions de la
techno-science jouent à l’évidence sur des ressorts populistes, mais leurs
adversaires le font également lorsqu’en retour, ils accusent les écologistes
(ceux-là et tous les autres) d’être ennemis du Progrès, de vouloir retourner à
la bougie et de promouvoir une civilisation de pénurie et d’austérité. Pour
avancer dans ces questions il faut sortir des caricatures simplistes, prendre
du temps pour débattre et tenir compte des complexités . Il ne faut pas
renoncer à la possibilité, par des explications convenables et une bonne
pédagogie, de permettre aux non
initiés l’accès à ces complexités.
C’est une faiblesse (parmi d’autres) du système démocratique et
une grande difficulté que d’être sensible aux arguments de mauvaise foi, ou de
pouvoir être gangrené par le populisme et la démagogie. L’opinion majoritaire
ou le peuple (comme on voudra) ne s’éduquent pas aisément, notamment dans le
contexte actuel de fonctionnement de l’information et surtout si les questions
sont complexes. Cela suppose du temps et du savoir faire dans l’exposé des
idées, et surtout cela suppose de la considération pour le public.