TERRE-PATRIE

Edgar Morin (avec Anne Brigitte Kern) Points Seuil 1993

Sociologue marqué dans sa jeunesse par son engagement dans la Résistance et sa rupture avec le communisme, Edgar Morin a consacré sa vie à poser les bases d’une pensée capable d’embrasser la complexité des choses sans verser dans la simplification. Cet ouvrage est destiné à fonder un universalisme (humain donc terrien) permettant d’appréhender la mondialisation sans hégémonisme arbitraire.

0.                Prologue : L’histoire de l’Histoire

Depuis l’apparition de l’Homme sur la Terre, la Préhistoire correspond en gros à la phase de dispersion des chasseurs cueilleurs et d’évolution diversifiée des civilisations.

A partir du néolithique, on assiste au contraire à une sédentarisation, à des expansions et à la constitution d’empires. L’Histoire est chaotique et unifiante. Elle débouche sur l’Ere Planétaire.

1.                L’Ere Planétaire

Elle s‘amorce avec les grands voyages du XVème - XVIème siècle, et avec Copernic et les débuts de la vision scientifique.

Ensuite, les états-nations se développent en Europe, deviennent pour partie des empires, et versent parfois dans le totalitarisme.

Depuis la chute des empires et la mondialisation marchande, le monde est sujet à des dialectiques unification planétaire – repli communautaire.

Malgré l’expansion des idées et des cultures qui se veulent universelles, la variété des particularismes est encore virulente. Chacun est un peu porteur de cette variété mondiale (effet hologramme).

On assiste à l’ébauche d’une conscience planétaire :

·        angoisses globales (politiques et écologiques),

·        entrée au monde du tiers-monde,

·        mondialisation civilisationnelle, culturelle, médiatique,

·        visions de la Terre depuis les satellites.

Ainsi l’Humanité émerge dans un contexte de dialectique mondialisation-balkanisation.

2.                La carte d’identité Terrienne

Forgée par l’histoire cosmologique de notre planète, rendue essentielle et précieuse par notre solitude, l’identité de la Terre n’est pas sa position dans le cosmos (excentrée, quelconque,) mais le fait qu’elle héberge la Vie et l’Humanité, phénomènes hautement improbables, ou tout au moins très rares.

La Terre n’est pas une addition planète + vie + humanité : La Vie est une émergence de l’histoire de la Terre et l’Homme une émergence de l’histoire de la Vie terrestre. La Terre, la Vie, l’Homme, la Conscience sont les fruits d’une aventure singulière.

La communauté de destin de l’humanité s’inscrit dans la communauté de destin terrestre. C’est en ce sens que la Terre est aussi une Patrie.

3.                L’agonie planétaire

Notre Patrie est en crise, au moment où nous prenons conscience de notre communauté de destin et d’appartenance, au 5ème siècle de l’ère planétaire :

1ère évidence :

·        Le dérèglement économique

·        Le dérèglement démographique

·        La crise écologique

·        La crise du développement

2ème évidence :

·        Antagonisme solidarisation-balkanisation

·        Crise universelle du futur (de la foi dans le progrès)

·        Tragédie du développement (pertinence des catégories développé – sous-développé ??)

·        Mal de civilisation lié à la vacuité des imaginaires contemporains

·        Développement incontrôlé et aveugle de la techno-science, machinisme, pensée parcellaire, barbarie technocratique, course aveugle à l’innovation.

C’est le constat d’une crise à aspects multiples, avec l’espoir ténu que la prise de conscience se fait, se fera, et permettra de réagir.

4.                Nos finalités terrestres

L’expérience de l’histoire ancienne et récente nous enseigne qu’il faut conserver autant que révolutionner, ou en d’autres termes résister.

Il faut poursuivre l’hominisation par le développement humain, ce qui implique :

·        de repenser le développement,

·        de retrouver une relation passé – présent – futur,

·        de vouloir un monde meilleur qui ne soit pas « le meilleur des mondes »,

·        de soigner les démocraties,

·        de fédérer la Terre.

5.                L’impossible réalisme

La réalité est une notion complexe : elle ne se réduit pas à l’immédiat, n’est pas toujours lisible dans les faits, elle est traduite (avec erreurs) par des idées et des théories, elle relève également du pari.

Les idées peuvent parfois trahir le réel, mais aussi parfois permettre d’agir dessus.

L’enchaînement causal est hasardeux car l’environnement dans lequel s’inscrivent les idées est complexe (cultures, histoire, politiques, ...)

Aujourd’hui, on peut raisonnablement penser que l’issue de nos problèmes est raisonnablement possible, mais : « le possible est impossible et nous vivons dans un monde impossible où il est impossible d’atteindre la solution possible »

Le réalisme planétaire (qui correspond à ce que la Terre permet en termes d’économie, d’agriculture, de technique, …) semble une utopie.

Cela veut dire que nous arrivons à un seuil logique exigeant un changement de paradigme. La prise de conscience nous fera-t-elle franchir l’obstacle ou ce changement sera-t-il hors de notre portée?

6.                L’anthropolitique

La politique s’est peu à peu fondue avec tous les domaines de notre vie. Elle y a perdu sa vision globale et sa hauteur de vue. Comment assurer le destin et le devenir de l’homme et de la planète ?

·        Eviter la tentation du totalitarisme

·        Restaurer une vision globale, multidimensionnelle et sur des échelles de temps autres qu’immédiates

·        Savoir départager entre ce qui relève de la politique et le reste

·        Recourir à la pensée complexe, élaborer la stratégie en tenant compte des échelles de temps, penser l’échelle humaine et sociale dans des ensembles plus larges

·        Préparer la décélération et l’ère méta-technique

7.                La réforme de la pensée

Les progrès de l’ère industrielle relèvent d’une rationalisation simplifiante qui a permis d’agir (à court terme) mais a fait penser en pièces détachées.

La rationalité (et non la rationalisation) devraient permettre de penser le complexe et le contexte.

8.                L’évangile de perdition

Nous sommes perdus dans le cosmos, et ce cosmos formidable est lui-même voué à la perdition, car il est né, donc mortel. De notre monde infime, fortuit, mortel, ont surgi des émergences merveilleuses (Vie, Conscience, Beauté, Amour, …) qui quoique éphémères à l’échelle de l’Univers, nous sont fondamentales.

Il nous faut d’un côté renoncer aux promesses infinies des religions, qui incitent à la fuite en avant et finissent par nous poser en dominateurs de la Nature. Il faut travailler dans les limites de notre finitude et avec les limites de nos connaissances. Nos valeurs, dans le contexte de cette errance sans messie ni salut, n’en sont que plus précieuses. Elles entretiennent autour de nous un ilôt localisé d’espérance, un antidote à l’angoisse. Il faudrait « dégeler l’énorme quantité d’amour pétrifié en religions et en abstractions pour le vouer non plus à l’immortel, mais au mortel ».

Nous sommes perdus, mais nous avons un toit, une patrie, que l’humanité doit désormais reconnaître comme sa maison commune. Non plus la Terre promise, mais la Terre-Patrie, sur laquelle il nous faut être frères.

Nous habitons la Terre, prosaïquement par notre travail et notre survie, et poétiquement par nos rêves, notre jouissance, notre amour et notre admiration.

L’évangile de perdition et l’appel à la fraternité poseraient ainsi les bases d’une re-ligion sans dieux, sans salut, mais dotée d’une mission : sauver la planète des hommes, civiliser la Terre, accomplir l’unité humaine et sauvegarder sa diversité.

·        Religion sans dieux mais avec mystère

·        Religion sans révélation, sans providence ni salut, mais de communauté de destin

·        Religion sans promesse, mais enracinée dans l’histoire planétaire et humaine

·        Religion non plus de salut supraterrestre mais de sauvegarde terrestre

·        Religion ouverte à la raison, mais assumant aussi le doute et l’incertitude

Il n’y a pas de salut si l’on entend par là échapper à la perdition, mais si le salut signifie plus modestement, mais plus concrètement éviter le pire, trouver le meilleur possible, alors notre salut personnel est dans l’amour et la fraternité, notre salut collectif est d’éviter la fin prématurée de l’humanité et de faire de la Terre notre havre de salut.